Contes de mon amie la cigale (7)
Depuis plusieurs jours, mon amie la cigale ne m'a pas approché. J'espère de tout mon coeur qu'elle n'a pas rencontré une oreille plus attentive que la mienne, j'en serais profondément peiné. Mais peut-être était-ce à cause du vent de la mer, le marin gras dit-on en ce littoral languedocien, parce qu'il empoisse les êtres et les choses sous un ciel bas et gris comme celui du mois de novembre. Pire, en ces heures de l'été, il repousse les effluves sucrées des genêts ou de la lavande sauvage très loin du village. Dans les buissons de la garrigue, de grosses mouches remplacent les essaims des canto-matins, des chante-matins en langue d'oïl, de très petits oiseaux qui pépient avant le point du jour en croyant faire se lever l'aube.
Mais miracle, la renverse du vent advient et les nues se découvrent. Un tout petit Cers descend de la garrigue, amenant dans sa traîne tous les parfums de la nature recouvrée. Je m'en vais donc vers le cimetière, lieu de prédilection de mon amie la cigale. Le vent du Nord fait onduler le plumet des cyprès qui enserrent le clos mortuaire communal. Mais pas de cigale dans ces branches ni sur le mur d'enceinte.
Puis soudain, je reconnais son chant particulier, un peu plus loin, dans la ramure d'un autre cyprès, lui égaré près d'un sentier caillouteux. Je m'en suis approché. Le résineux distillait une senteur originale, comme enchantée, loin de ses congénères gourds de sommeil au-dessus des tombes.
"Oui, commença mon amie la cigale qui voyait en moi comme dans un livre ouvert, tu as ressenti l'esprit de cet arbre. Je vais te conter l'histoire des cyprès en Languedoc et celle de frère Jacques."
LE CYPRES
- Autrefois, reprit l'insecte, avant la déforestation de cette partie des Corbières de ses chênes-verts, des cyprès étaient plantés près des habitations essaimées dans la garrigue. Cela permettait au pèlerin, à un voyageur égaré ou à un mendiant de trouver gite et couvert avant de reprendre sa route. Ils surplombaient aussi une grange ou la simple capitelle pour qu'on puisse s'y abriter. Oui, le cyprès était le symbole de l'hospitalité en Languedoc.
Mais c'était bien autrefois. Dans la garrigue s'établissaient des terrasses que la main de l'homme avait arraché au maquis et à la rocaille. Sur des acres, des murettes pour lutter contre l'érosion et l'assaut des broussailles. On les avait élevées les mains par-dessus les têtes comme dit la chanson. Ils protégeaient le bois tordu de la vigne, les amandiers ou des oliviers. En ce temps-là, les anciens ne parlaient pas d'écologie, mais de leur terre fécondée par le labeur de leurs bras et du soc tiré par un mulet. Aujourd'hui, on peuple les Corbières d'éoliennes en files indiennes. Pour les jucher et ensuite les entretenir, on a dévasté la nature en traçant des pistes grandes comme des boulevards que les 4/4 empruntent à fond comme s'ils étaient dans un Paris-Dakar. Si fait, adieu bientôt l'iris nain ou la couvée de perdreaux...
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- Tu crois que je ne sais pas cela, dis-je méchamment à la cigale, car à l'évidence je faisais comme si tout ceci n'existait pas.
- Bon, montons plus haut dans la garrigue, jusque qu'au hameau en ruine établi sur un plateau.
Je connaissais ce lieu, isolé de Dieu et des hommes. Ceux-ci l'avaient abandonné depuis des lustres et des lustres. Lorsque ma grand-mère m'y amenait en promenade, parce que les mûres là-bas étaient bien plus grosses et sucrées que partout ailleurs, j'ai toujours été effrayé qu'un fantôme ne nous surprenne.
- As-tu connu les gens qui habitaient ces quatre maisons, dis-je à mon amie, pour donner le change d'une voix que je voulus affermie.
La cigale rigola. Etait-ce parce qu'elle distingua cette peur enfouie dessous ma carapace de grande personne?
- Non, sourit l'insecte, j'en ai jamais rencontré un seul. Je n'ai que 123 ans. Par contre, je tiens de ma grand-mère l’histoire de frère Jacques qui s’en approcha un jour, pour son plus grand malheur.
Et voici ce qui me fut raconté.
FRERE JACQUES
A cette lointaine époque toutes les tuiles de ces toits rosissaient à la patine des saisons. Au-dessus de chaque porche, sa treille de muscat et ses grappes alourdies de leur suc généreux à l'équinoxe d'automne. Devant chaque porte, un banc en pierre pour regarder le couchant sur la mer, surtout le levant source d'espérance chaque jour renouvelé, que le soleil délivre l'azur ou que le ciel fut bas comme renfermé sous un couvercle.
Quatre familles vivaient de trois chèvres et d’une trentaine de moutons, de quelques arpents de vigne, de quatre oliviers, d’un figuier et de trois amandier. Elles glanaient aussi toutes ces plantes sauvages que les saisons égrenaient dans ces Corbières. La vie s'avérait très rude, les instants chers étaient rares et les moments austères semblaient parfois infinis. Mais on était chez soi, du berceau au tombeau, et les lumières faciles de la cité n'avaient pas encore troublé les esprits. Et les gens d'ici avaient toujours la main sur le cœur, pour connaître le prix de l'existence.
Un jour, frère Jacques leur rendit visite. C’était l'un des moines qui s'étaient établis dans une ancienne caserne des gabelous. Selon leur congrégation, ils devaient s'abimer en dévotions et en chants grégoriens des matines à complies. Mais, si cette ferveur élevait leurs âmes jusqu'aux cieux, ça ne nourrissait pas un moine. Aussi, les religieux dépassaient le clos de leur monastère, pour aller quêter des sous sonnant et trébuchant ou de la pitance.
Frère Jacques, dans la garrigue, se repéra aux plumets de plusieurs cyprès pour venir jusqu'à ici. Il n'était pas de cette contrée et il lui tardait de retrouver les siens et Dieu, loin de ce maquis épineux et de cette pierraille branlante qui le faisait se déchausser. De plus, les feux de l'enfer semblaient calciner le paysage et lui-même fidèle servant du Seigneur.
« Je suis frère Jacques, qui vient devant vous pour l’amour de Dieu », annonça-t-il à la première porte. Et il lui fut cédé sans difficulté deux pots d’olives en poivrade et une outre de vin clairet.
Il réitéra le pardon divin sur le deuxième perron. De la même façon, il récolta une belle miche de pain et du fromage de chèvre. Au troisième seuil, pas plus de monnaie sonnante et trébuchante, mais un gros nougat confit d’amandes. Enfin l’ultime logis lui offrit un sac de figues et du raisin qu'on faisait sécher dans la soupente du grenier pour le déguster à Noël.
Frère Jacques repartit pourvu d’une besace bien lourde.
Mais, sur le sentier tortueux sinuant dans des escarpements, suant à grosse gouttes, la soif l’étreignit. Il l’étancha d’une demie outre et reprit son train malaisé dans cette garrigue bien abrupte. Alors une grande faim mordit ses entrailles, pour engloutir tout le nougat et presque toutes les figues. Lorsqu’il acheva l’ultime pot d’olives, son gosier arda à nouveau sous la poivrade. Et hop, plus de vin clairet dans l'outre.
Comme il demeurait bien loin de ses frères et la nuit tombant plus vite que la misère sur les gueux, une capitelle lui servit de refuge. Toutefois, le péché de gourmandise le prit, à oublier sa foi et ses dévotions obligatoires en cette heure: il bâfra, tel un goret, le fromage de chèvre et la miche de pain, puis engloutit les dernières figues gorgées de miel, comme le raisin séché.
Au matin, il se repentit de tous ses péchés. Et comme il ne pouvait pas se présenter à ses frères sans aucune aumône, il opta de revenir au hameau.
Il heurta les mêmes huis que précédemment pour la grâce du Ciel. Les familles de la veille reconnurent encore en lui un serviteur du Créateur. Et avec la main sur le cœur, elles lui offrirent à nouveau du vin clairet, deux pots d’olives en poivrade, du nougat aux amandes, du fromage de chèvre et une miche de pain, plus tout un sac de figues bien mûres et du raisin. Cette fois-ci, frère Jacques repartit d’un pas gaillard vers les siens.
Or sur le chemin torturé de la veille, la soif, puis la faim le tenailla. Mais une nouvelle soif, suivie d’une plus grande faim, fit qu’il dévora tout le contenu de sa besace et but le vin jusqu'à la dernière goutte. Il recoucha dans la capitelle, pour à l’aube redemander pardon à Dieu. Et revoilà frère Jacques reparti vers le hameau.
En fait, durant toute une semaine, ses gens aperçurent sur leur seuil un moine les exhorter à la miséricorde divine.
Les matines sonnaient dans le lointain la première messe de ce dimanche et frère Jacques se représenta. Le moine était bien penaud, contristé par tous ses péchés, il avait longuement imploré les Cieux d’un juste châtiment à son égard. Les âmes du petit hameau, qui le reçurent, entendirent sa peine. Mais, malgré la main sur le cœur et une piété immense, elles ne pouvaient pas lui céder plus.
"Ils ne nous restent que du lait pour nos gosses et un gros chaudron de fèves pour les autres", déclara le plus âgé, bien attristé de peiner un homme de Dieu.
Frère Jacques réfléchit. Certes, il avait fauté et sa bedaine s’en trouvait arrondie. Et dans cet état-là, il ne pouvait plus revenir auprès de ses pairs, besace et bourse remplies d’air à l'inverse de son ventre bien bedonnant. Le père abbé risquerait de le chasser et il recouvrerait le sort de la multitude ahanant misérablement sur terre.
En même temps qu’il se trifouillait les méninges, il farfouilla dans sa bure. Ses doigts trouvèrent une feuille, sur laquelle avait été imprimée la prière coutumière en Languedoc : « Seigneur Dieu, protégez-nous de la guerre, de la famine et du mal. Et sauvez nos âmes ».
Frère Jacques montra donc la page calligraphiée au plus ancien du hameau et lui mentit de façon éhontée : « J’ai en main ordre de monseigneur l’archevêque de Narbonne, prince de notre diocèse et de ces terres. Il vous ordonne de me remettre votre chaudron et aussi le lait à l’usage de vos marmailles. Mais je n’accaparerai que vos fèves, pour la grâce des Cieux. »
Aucun des gens d'ici ne savaient lire un traître mot. Tous louèrent la bonté extrême de ce moine qui préservait l’existence de leurs enfants. Et leur doyen remit à ce bon clerc, sans aucune manière, les fèves de toute une communauté pour plusieurs jours. Et frère Jacques de repartir, déséquilibré par le poids qui lestait son bras droit. Car il transportait-là un énorme chaudron bien lourd.
Lorsqu'il vint à traverser un rec (un ruisseau en français), celui-ci s'était transformé en torrent. il avait diablement gonflé par les pluies des sommets et son courant n'était plus une onde tranquille. Au début de la semaine, frère Jacques l'avait traversé à gué sans encombre. Mais aujourd'hui, alourdi par le poids du chaudron plein de fèves et sa goinfrerie, à peine un premier pied sur une pierre, il glissa et fut emporté.
Le courant fit le reste, car un malheureux ne voulut jamais lâcher son précieux chargement.
On retrouva son corps au petit matin, plus gonflé qu’une barrique, dans le rec qui alimentait le lavoir municipal. L’on fit venir la maréchaussée pour constater le décès tragique d’un jobastre qui tenait, agrippé à sa main, un gros chaudron tout vide mais bien lourd. Les lavandières firent une prière devant le cadavre d'un inconnu parce qu'elles avaient bon coeur, comme toutes les petites gens de ce pays.