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Publié par Roger Colombier

La prud'homie: de l'artisanat médiéval au salariat

Les conseils de prud'hommes dans leur forme actuelle remontent à une trentaine d'années. Le mot "prud'homme" apparaît au XIe siècle, dérivé de la racine latine prodesse signifiant se rendre utile; le prud'homme incarne au Moyen Âge un "homme de valeur, de bon conseil qui doit être utile".

Philippe le Bel en désigne 24 (un par corporation) à Paris en 1296 pour assister le Prévôt et ses assesseurs dans les litiges entre marchands et fabriquants sur les marchés et les foires. Par un édit du 29 avril 1464, Louis XI étend cette juridiction à la ville de Lyon, toujours en vue des conflits entre artisans. Cette époque vit sous le régime des corporations dans l'artisanat et le commerce. Le monde rural, majoritaire, est sous la coupe des féodaux et les ouvriers sous celle non moins arbitraire des maîtres artisans.

Sous l'Ancien régime et jusqu'à la Révolution de 1789, où la loi interdit corporations et coalitions de travailleurs, des prud'hommes sous cette forme vont s'établir dans quelques cités de France. Survivance de ce passé et qui passe outre l'interdiction de la Révolution française, les prud'hommes pêcheurs dans les ports de la côte méditerranéenne. Les patrons pêcheurs de ce littoral obtiennent une prud'homie par lettres de patente du comte de Provence en 1452 et 1477, confirmées par Louis XI en 1481. Encore aujourd'hui, les artisans pêcheurs du littoral méditerranéen élisent des prud'hommes qui jugent les contestations entre leurs pairs, contrôlent et recherchent les infractions à la police de la pêche et désignent par roulement la pose des filets dans les étangs du littoral. Les patrons pêcheurs, qui ne respectent pas leurs décisions, risquent l'exclusion de la profession.

 

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A la demande des industriels du textile soucieux de réprimer les conflits sociaux de leurs ouvriers, le 18 mars 1806, Napoléon 1er institue le premier conseil des prud'hommes à Lyon. Ce n'est qu'un tribunal inégalitaire et répressif, composé uniquement de patrons et de contremaîtres chargés de sanctionner l'ouvrier "fautif". Il applique à la lettre l'article 1 781 du Code civil, édicté par le même Napoléon 1er, stipulant que "le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages et sur le paiement du salaire." Ce conseil prud'homal est tellement restrictif que les ouvriers de la soie (20 000 au demeurant sans compter les femmes et les enfants) n'iront pas voter pour son élection; seuls 133 parmi eux participeront à ce scrutin.

Sous la Restauration et la Monarchie de juillet, d'autres villes industrielles (53 en 1830 et 71 à 1848) se voient dotées de conseils de prud'hommes, dans lesquels les employeurs ont la main mise et imposent des conciliations à minima pour le salarié, les archives parlant de 90% des conflits réglés ainsi. La Révolution de 1848 lui donne toutefois le caractère que cette institution judiciaire a conservé depuis : deux collèges séparés (ouvrier et patron), parité de représentation et alternance pour la présidence de l'audience ou du conseil. Cependant, ces conseils sont toujours cantonnés à quelques régions industrialisées. Et pour la plupart, le mouvement ouvrier s'en méfie.

Le président de la République devenu Napoléon III, les présidents et vice-présidents des conseils sont désignés par l'empereur, la police surveillant d'autre part leurs faits et gestes.        

Après le Second Empire, la 3e République doit séduire l'électorat ouvrier pour se maintenir au pouvoir. De ce fait, en 1880, elle revient à l'élection des conseillers prud'hommes au suffrage universel et au système de parité. Avec la légalisation des syndicats en 1884 et la naissance de la CGT en 1895, les revendications pour une meilleure justice prud'homale se font jour. Et la CGT tient un congrès national sur la prud'homie en 1899.

La loi du 27 mars 1907 réforme considérablement le régime des conseils de prud'hommes: procédure gratuite, ouverture de l'institution aux travailleurs du commerce, élection de femmes comme conseillers, installation d'un conseil dans une localité sur voeu de son conseil municipal auprès du ministre du Travail.

Dès 1908, l'Union fraternelle des syndicats ouvriers de l'arrondissement de Mantes, nouvellement créée, sollicite la municipalité d'Auguste Goust pour obtenir un conseil dans sa commune.

 

Les conflits du travail avant un conseil de prud'hommes à Mantes

Lors de la Révolution française, la Constituante instaure la Justice de paix par la loi des 16 et 24 août 1790. Cette juridiction a pour objet de rendre une justice rapide, simple et presque gratuite en ce qui concerne la conciliation. En effet, les juges de paix ont pour principale mission de régler les litiges par une démarche conciliatrice. Cette justice est présente dans tous les cantons et le juge, assisté de deux assesseurs, est élu. Bientôt, il sera désigné par le gouvernement et ne siégera plus que tout seul. Bientôt aussi, les plaignants devront acquitter des droits fiscaux pour ester devant cette justice et la professionnalisation des juges de paix intervient en 1929. Là où ne se trouve pas un conseil de prud'hommes, l'extrême majorité des cantons en France, la justice de paix règle les conflits nés du contrat de travail. C'est le cas dans le Mantois jusqu'aux élections prudhomales de 1913.

Cependant il est à noter, qu'encore à cette époque, les juges de paix délibèrent sur les conflits entre employeurs et employés dans les cantons de Limay et de Magny-en-Vexin, car le conseil de prud'hommes n'est compétent que pour ceux de Mantes et de Meulan. De la même façon, les ouvriers agricoles et du commerce de l'ensemble des cantons de l'arrondissement de Mantes ne doivent ester que devant un juge de paix dans leur canton respectif.

 

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    A gauche, l'Hôtel de ville, à droite l'Auditoire de justice; tous deux détruits lors des bombardements de 1944.

 

La justice de paix se tient dans le vieil Auditoire bâti vers 1500 sous le règne de Louis XII. Au-dessus de son entrée, les armes royales de France. Dans ses caves, l'ancienne prison.  Avant la construction de l'Hôtel de ville en 1853, sur celui construit en 1645, cette place s'appelait Place du Marché aux Harengs.

Au fil du temps, cet ancien présidial du XVe siècle est devenu vétuste, faute de crédits suffisants pour l'entretenir. Or, ce n'est que le 6 juin 1901, qu'une commission du conseil général de Seine-et-Oise vient constater l'état lamentable de l'édifice. Et les choses sont telles, qu'il y a nécessité de construire un nouveau palais de Justice dans un délai très court. Le 15 avril 1902, 300 000F sont votés pour la construction du Palais de justice et l'achat du terrain. Mais il est demandé une participation financière à la ville de Mantes pour l'achat du terrain. Les travaux débutent en 1904 pour s'achever en 1906. Le 12 février 1904, le département cède à la ville de Mantes l'ancien Auditoire de Justice.

Mais, en attendant la fin des travaux du bâtiment qui le remplacera, il ne peut plus servir de tribunal: escalier prêt à s'effondrer, murs et plafond de la salle d'audience lézardés et rongés par l'humidité, chauffage quasi-inexistant en hiver vu l'état du bâtiment. Dès lors, le juge de paix vont officier dans une salle de la mairie.

 

Un conseil de prud'hommes à Mantes

Lors de son Assemblée générale, début mars 1910, l'Union fraternelle des syndicats ouvriers décide de demander l'installation d'un conseil à Mantes. La presse relate que la proposition en a été faite par Auguste Goust, ancien secrétaire général de l'Union depuis qu'il est maire de la ville. Cela ne traîne pas du côté de son conseil municipal qui en délibère dès le 24 mars par 12 voix contre 1:

     "Le Conseil,

     Considérant  que l'Union des syndicats ouvriers de l'arrondissement de Mantes a demandé à la municipalité de faire toutes les démarches en vue de l'institution d'un conseil de prud'hommes à Mantes,

     Considérant qu'aux termes de la loi du 27 mars 1907, cette création est de droit lorsqu'elle demandée par le conseil municipal où  il doit être établi,

     Considérant d'ailleurs que d'autres communes peuvent être comprises dans la circonscription du conseil et participer aux dépenses à l'exception de celles fournies par la ville où le conseil est établi,

     Qu'il est donc probable que des communes telles que Gassicourt, Mantes-la-Ville, Guerville, Limay, ..., où se trouvent des fabriques et usines, tiendront à faire partie de notre circonscription,

     Accepte de prendre à la charge de la ville les dépenses relatives à l'établissement et au fonctionnement d'un conseil de prud'hommes à Mantes,

     Décide d'en demander la création à M. le Ministre du Travail et autorise le Maire à remplir toutes les formalités à cet effet."

Mais ce n'est qu'un décret, signé le 12 juillet 1912, qui décide de l'élection des conseillers prud'hommes de Mantes au 5 et 12 janvier 1913. selon la loi, seront électeurs les hommes et les femmes du canton de Mantes de plus de 21 ans et éligibles les hommes et les femmes de plus de trente ans, résidant depuis 3 ans dans le ressort du conseil et sachant lire et écrire.

Le 18 février 1913, le Conseil prend ses fonctions en présence de M. Goust, maire de Mantes et de M. Le Mazurier, juge de paix. Il est remis à chaque conseiller la médaille au ruban rouge et bleu, insigne de sa fonction; il a été donné aussi lecture du procès-verbal des prestations de serment devant le Tribunal de Mantes des différents conseillers. Le budget de fonctionnement du conseil de prud'hommes (achat des insignes, appointements de son secrétaire, chauffage et éclairage de la salle d'audience, fournitures de bureau) est honoré par la ville de Mantes; le secrétaire en est M. Leborgne, secrétaire en chef de cette ville.

Le sort a désigne que le Président de cette instance judiciaire soit un patron. C'est Victor Lesueur, entrepreneur de travaux publics, qui est élu à cette charge. Son Vice-président est Edmond Petit, typographe; celui-ci succédera au premier comme Président, l'an prochain, selon la règle de l'alternance. Les autres conseillers sont pour le collège ouvrier: Paul Boucher (maçon), Émile Lambert (plombier), Basse (mouleur),  Léopold Noinville (luthier), Mlle Rillon (couturière); pour le collège employeur: Coville (entrepreneur de maçonnerie), Langevin (entrepreneur de fonderie), Ragaud (construction), GIraud (charcutier), Bazin (boucher).

 

Une femme élue conseillère prud'homme à Mantes

En effet, l'article 5 de la loi de 1907 accorde le droit de vote et l'éligibilité aux femmes, 37 ans avant les élections politiques. Ainsi, Mlle Rillon, couturière de son état, est-elle élue à Mantes.

Mais cette avancée significative a été fortement critiquée. La Chambre de commerce de Reims dit: "Il est inutile d'insister sur les conséquences fâcheuses que cette institution ne manquera pas d'avoir en détournant la mère de famille de ses devoirs domestiques, assez nombreux pour occuper ses loisirs en dehors des heures du travail". Celle de Reims affirme que "le rôle de la femme est dans la famille et doit le rester". Il est vrai que le patronat reçut en 1900 un soutien inespéré avec Auguste Keufer, typographe et trésorier de la CGT, qui pense que "la femme a mieux à faire que d'aller dans des réunions publiques, et sa mission est de donner à la société de bons et vigoureux citoyens. Sa mission n'est pas  de prendre part à des luttes ardentes sur le terrain politique et social. Cette tâche incombe à l'homme." A cette époque, la Fédération CGT du tabac lui répond toutefois que "la femme à des intérêts à défendre et on doit lui donner des droits".

 

Le conseil de prud'hommes siège dans une salle municipale

Depuis la construction d'un Tribunal à Mantes, pour remplacer le vieil Auditoire, le juge de paix siège dans ce nouveau bâtiment.

 

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Or le conseil de prud'hommes tient ses audiences dans la salle qui lui était réservée autrefois, l'ancien Auditoire ayant été rétrocédé à la ville. Malgré son grand état de vétusté, pour l'heure, les conseillers du collège ouvrier ne s'en formalisent pas. Il est vrai qu'ils auraient rechigné à une promiscuité avec les magistrats professionnels dans le Palais de justice. La voix du peuple, l'organe officiel de la CGT, ne déclare-t-il pas à cette époque: "les conseillers ouvriers activent la victoire du droit en refusant d'être sous le contrôle des gavés et des eunuques qui font fonction de juges, qui ont une haine féroce contre tout ce qui est ouvrier qu'ils en perdent la plus vulgaire notion d'équité." Il faut préciser que la justice prud'homale n'est pas effective en France à cette époque dans tous les cantons,  Et dans les lieux où elle existe, elle ne s'adresse pas à tous les salarié. A titre d'exemple, les ouvriers agricoles, les concierges et les gens de maison attendront 1932 pour en bénéficier. Et tous les travailleurs du canton de Limay n'en seront redevables qu'en 1969.

Ce que déplore l'Union des syndicats ouvriers de l'arrondissement qui revendique une juridiction prud'homale à tous les salariés. Car outre cette institution particulière dans la justice française, "la procédure devant un juge de paix est plus longue et surtout plus coûteuse", déclare-t-elle.

 

Le conseil de prud'hommes dans le Palais de justice

Charles de Gaulle, devenu président de la République, supprime les juges de paix en 1958. Des juges d'instance administreront les litiges nés du contrat de travail. C'est à dire que les 6/7 du pays ne sont pas couverts par un conseil de prud'hommes. En 1974, les prud'hommes ne couvrent qu'un tiers du territoire national et 60% de la population en est exclu; à cette époque, 44% des conseils ne possèdent qu'une salle de conciliation et de jugement, 27% pas de secrétariat et 58% ni de local d'archives.

A Mantes, les magistrats professionnels occupent quasiment chaque jour la salle d'audience, empêchant de ce fait le fonctionnement normal du conseil. Mais la loi du 12 décembre 1979 change les choses avec des pouvoirs accrus à l'institution en l'étendant à tout le salariat, y compris aux agents des services publics qui ne sont pas fonctionnaires (SNCF, EDF-GDF, Air France,...).

Pour autant, seules les lois Auroux, la modernisation de l'institution par celle du 6 mai 1982 et celle du 30 décembre 1986, prises sous François Mitterrand font des conseils de prud'hommes une organisation judiciaire à part entière. Mais Nicolas Sarkozy en supprimant nombre de conseils en France et en réduisant de façon drastique le budget alloué à cette instance, attaque à nouveau cette justice paritaire de proximité. Et les justiciables devront payer 35 euros pour se défendre.

 

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A terme, les conseils de prud'hommes ne seront-ils qu'une coquille vide comme aux temps anciens de Napoléon 1er, de la Restauration ou du Second Empire? Car, les attaques contre cette instance judiciaire sont nombreuses et ne datent pas d'aujourd'hui.

Au début, donc, les magistrats professionnels virent d'un mauvais oeil son installation dans le clos judiciaire qui était le leur. Puis les passions se sont apaisées à quelques exceptions près. Par contre, le patronat s'est toujours dressé contre le droit du travail et le conseil de prud'hommes qui en juge ses conflits. Déjà, Henri Schneider, patron des forges du Creusot, disait en 1887: "On met des entraves inutiles, trop étroites, nuisibles aux intéressés qu'on veut défendre, on décourage les patrons de les employer." L'économiste Paul Pic, proche du comité des forges -l'ancêtre du MEDEF- n'écrivait-il pas en 1909: "la fixation par la loi du taux des salaires est l'une des plus dangereuses utopies. Sa mise en pratique serait la mise en pratique de la négation de la liberté de conventions."

Au fil du temps, d'autres professeurs  en sciences économiques et sociales ne varient pas contre le Code du travail. Ainsi Jean Rivero et Jean Sabatier énoncent en 1966 que "le terme droit du travail est erroné. Il serait dangereux d'en venir à considérer que sont seuls travailleurs dans la société ceux auxquels le droit du travail donne ce nom; le chef d'entreprise, lui aussi, est un travailleur, du point de vue économique et humain".

Les gouvernements de droite n'ont pas été de reste dans les attaques contre le conseil de prud'hommes. A titre d'exemple, un projet de loi, en 1963, voulait faire présider cette instance par un juge professionnel. Il faut noter aussi que les conseillers prud'hommes de Mantes, de sensibilité communiste, sont déchus de leur mandat par arrêté gouvernemental à la veille de la Deuxième Guerre mondiale.

Pour en revenir au patronat, il ne s'est vraiment intéressé à cette juridiction qu'au moment où celle-ci est devenue une juridiction importante liée au développement des lois sociales, des conventions collectives et des accords de salaires. Et de toujours informer les employeurs, comme pour en détourner ses jugements. Pour preuve, ce fascicule délivré gratuitement par le Groupement des industriels de la région mantaise aux patrons du Mantois en 1998:

 

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A tout cela, s'ajoutent la démission des conseillers employeurs à Mantes lors du Front populaire et celle en 2006 des conseillers employeurs dans la section commerce, manoeuvres chargés de ralentir l'institution prud'homale. Et en 1980, Maurice Aubry, président salarié du conseil de Mantes fustige aussi le blocage des conseillers employeurs, ceux-ci désiraient fixer les audiences à 18h. A cette époque où la crise économique commence à ravager la région,  en ce mois d'octobre 1980, plus de 130 affaires n'ont pas été jugées et plus de 80 n'ont pas été délibérées.

 

L'Union locale CGT et les prud'hommes: une action continue depuis le début

En vue des élections prud'homales du 14 novembre 1954, elle écrivait, avec la façon crue de cette époque: "Nous avons déjà gagné devant le conseil de prud'hommes un grand nombre de procès et ainsi, notre action juridique de défense des droits et intérêts des travailleurs a permis de faire sortir dix millions des coffres-forts des partons. 384 conseils juridiques ont été donnés lors de nos permanences."

Autre exemple encore plus lointain, le Conseil municipal de Mantes, délibérant  le 31 juillet 1936, sur le repos hebdomadaire obligatoire dans les magasins d'alimentation, suite à un voeu de l'Union locale CGT:

     "Vu les articles du Code du travail relatif au repos hebdomadaire...

     Attendu que la fermeture demandée n'est pas de nature à nuire aux intérêts du public...

     Demande à M. le Préfet de vouloir prendre l'arrêté réglementaire pour ordonner cette fermeture."

 

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