Sur les ailes du Cers (1)
Dans le port de La Nouvelle, tout au bout du département de l'Aude, les vents s'écrivent au quotidien qu'ils soient doux alizé ou tempétueux, venus de la mer, d'Espagne, de Grèce ou bien ailleurs. Pour autant, parmi tous ces enfants d'Eole, le Cers prédomine en puissance et dans le temps.
il fut un dieu romain, car sa violence chassait l'infection venue des marais autour de Narbo-Martius, la première capitale de Rome hors de la péninsule italienne. Aujourd'hui encore, il s'engouffre dans les cheminées, comme pour dévorer tout cru la maisonnée. Il cherche aussi à désarçonner les trains filant à fleur d'eau sur l'étang de Sigean. Il n'est pas une année où il ne culbute pas une caravane sur l'autoroute.
Les anciens de mon pays l'ont francisé en vent du Nord, Peut-être en mémoire de la sanglante croisade contre les Cathares aux ordres de Louis IX, dit Saint, du pape, de leurs soldats et de leur Inquisition, en fait pour annexer à tout jamais le Languedoc à la couronne de France et à l'Eglise de Rome au XIIIe siècle.
Quoiqu'il en soit, j'ai plutôt entendu chanter le Cers dans les fils électriques ou dans la ramure d'un bosquet de pins. Il m'a même raconté des histoires. Allez savoir, sans doute m'a-t-il ensorcelé.
Aussi, ne m'en voulez pas si je vous conte ma terre occitane dans cet état.
LA DILIGENCE ET LE PETIT TRAIN
En 1844, Louis-Philippe distrait pour toujours le "port de La Nouvelle" de Sigean, son bourg suzerain et chef-lieu de canton. Le petit port n'est pas le Port-la-Nouvelle moderne et estival de nos jours et le chemin de fer balbutie à cette époque. Aussi, lorsque celui-ci est envisagé en ce Languedoc maritime, Sigean refuse catégoriquement qu'il traverse ses terres, au prétexte qu'il effrayera ses troupeaux de moutons et que ses chevaux ne se fracasseront la tête dans les écuries.
Le train va desservir donc le port de La Nouvelle.
Chemin faisant, le petit village devint une station balnéaire renommée. Baigneurs vinrent alors par diligences de tout le département.
Mais dans les Corbières, la route s'avéra vite longue, escarpée et sinueuse. Parfois, on partait enfant et l'on arrivait sur la plage le chef blanchissant sous le grand âge. Il y eut aussi ces attaques de brigands qui en dévalisèrent plus, quand ce ne furent pas de paisibles ovins paressant sous la chaussée sans se préoccuper de l'heure qu'il était.
Au retour, très souvent, cela ne s'arrangeait pas plus.
D’abord, les chevaux n’étaient pas les derniers à piquer un nez dans la grande bleue et retardaient toujours l’instant de revenir entre leurs brancards. Ensuite, le cocher n’oubliait jamais d’aller trinquer avec le gardien du phare ; bien souvent, après plusieurs bouteilles dans le gosier, les passagers devaient attendre qu’il fût dégrisé ; le bougre, dans cet état-là, aurait pu fouetter leurs attelages droit dans la Méditerranée, vers l'Algérie.
Les autorités départementales, soucieuses de plaire aux baigneurs, décidèrent la construction d’un petit train à travers les Corbières. Fut donc entrepris un gigantesque ouvrage de terrassement.
Il fallut tronçonner et miner, aplanir ou creuser, remblayer et étayer, lancer des ponts ici ou là durant l’été et l’automne, tout l’hiver et le printemps suivant. Par malchance, une mise à feu réveilla un dragon à trois têtes qui hibernait dans sa caverne ; ce monstre terrorisa les ouvriers du chantier en voulant les gober comme des mouches. Le régisseur dut consentir à l’embaucher, afin d’épargner la vie de ses manouvriers. Ce fut toutefois une bonne affaire pour la compagnie ; puisque pour le prix d’une tête, le dragon travailla pour trois. Puis, à lui tout seul, plus tard, il tint la fonction de chef de train, de conducteur et de chauffeur.
Les travaux repartirent, mais ils semblèrent s'éterniser. l'on dut avoir le renfort des fées qui couraient dans la garrigue le long des sentiers plein d’oiseaux et de fleurs. Car le labeur cessait pour aller labourer et puis semer, pour moissonner ou vendanger, pour pêcher l’écrevisse ou bien chasser le perdreau, cueillir des champignons ou conter fleurette à toutes les filles rencontrées.
Le premier train inaugural dut admettre dans un wagon la diligence, son cocher et ses quatre chevaux : les bêtes ne voulaient point abandonner leurs bains de mer et le cocher de ne plus trinquer avec le gardien du phare de La Nouvelle.
Il y eut tellement de monde à bord, que la population du port de La Nouvelle quadrupla à son arrivée. Et lorsque cette marée humaine barbota dans la Méditerranée, sur les côtes d’en face, dans le lointain Maghreb, le niveau augmenta subitement de plusieurs pieds.
Bref, la construction de ce chemin de fer des Corbières fut une pure œuvre technologique, récolta un succès populaire indéniable et devint l’orgueil de toute une région.
Toutes les localités traversées voulurent leur chef de gare, un guichetier et un porteur, une garde-barrière même sans passage à niveaux, leur verrière même dans les endroits où il ne pleuvait jamais.
Il fallait voir ce petit train qui passait, en équilibriste confirmé, entre deux rangées de cep à flanc de collines, contournant les troupeaux de moutons par tout un système d’aiguillages. Il descendait dans les plus profondes gorges ; certes, parfois des torrents submergeaient les marchepieds, mais plus loin, on pouvait tirer la poule d’eau de sa fenêtre ou dire bonjour aux rainettes.
Les bandits tentèrent bien de venir rançonner la foule innombrable des voyageurs. Mais, le dragon, d’un jet de flammes, roussit leurs moustaches qu’ils déguerpirent dans un autre pays.
Pour plaire à chacun, le petit train arrivait jusqu’au bout de la jetée du port de la Nouvelle ; là, fut aménagé un plongeoir si haut qu’il tutoyait les nues et sur lequel les quatre chevaux de l’ancienne diligence devinrent les héros. Le cocher et le gardien du phare, ouvrirent même une guinguette, où devant un plat de sardines grillées, l’on se désaltérait de vin clairet pour valser jusqu’à l’étourdissement.
Mais l’époque connut bientôt ces premières automobiles, qui prirent dans leurs sièges en cuir les bourgeois de la contrée. Pour le reste, il fallut égaler les puissants pour aller à la plage. Alors s’enfourna-t-on dans des autocars poussifs, qui pétaradèrent en sillonnant les Corbières, effrayant les moutons, les rainettes et aussi les champignons.
Et se fermèrent les gares, les unes après les autres. Ensuite plus aucun voyageur ne prit le petit train, sauf des barriques de vin aigrelet à l’adresse des caboulots de la plage, pour les baigneurs qui n’étaient pas du coin.
Le petit train des Corbières fut un jour condamné à la ferraille.
Or, lorsqu'on vint pour le dépecer, il avait disparu corps et bien et le dragon à trois têtes aussi. L'histoire de ce petit train s'arrêta-là et on ôta les rails pour les céder au poids à des ferrailleurs. La vie moderne s'était installée dans la région et ça pétaradait du tonnerre de Dieu sur les routes des Corbières.
Mais en vérité, la nuit précédant sa mort, le petit train partit pour un ultime voyage. A cette heure-ci, les gens dormaient sur leurs deux oreilles et nul n'aperçut le dragon le conduisant. Rendu au bout de la jetée de la plage du port de La Nouvelle, il ne s'arrêta pas et d'un majestueux saut, aidé par le Cers, il plongea dans la Méditerranée. Le gardien du phare perçut bien un plouf monumental dans les flots. Mais c'était une nuit sans lune ni étoile, il mit cela sur le compte d'un poisson géant, comme les bateaux en ramenaient dans leurs filets une fois par siècle.
En vérité, le petit train fait la joie des poissons et des sirènes tout autour de la Méditerranée. Sur sa locomotive toujours rutilante, crachant des flammes comme au bon vieux temps, le dragon à trois têtes est toujours fidèle à son poste.
Si vous passez par Port-la-Nouvelle, tendez l'oreille de votre coeur juste dessous le phare, la nuit lorsque les rêves croisent les étoiles, vous l'entendrez comme je l'ai entendu.