Contes de mon amie la cigale (8)
Derrière mon amie la cigale, je me suis essoufflé à grimper sur un mamelon de la garrigue. De là, la vue était superbe, l’étang de Sigean scintillait jusqu’aux environs de Narbonne. Dans le lointain clair comme de l'eau de roche, vacillait sa cathédrale et sous les roseaux mouillés de cette mer intérieure, chevaliers-gambettes et autres courlis cendrés se tapissaient. Ils attendaient le crépuscule pour reprendre vie. Oui, il fallait être fada pour pointer son bec ou son nez dehors en ces heures où la fournaise estivale battait son plein. Oui, il fallait être bien jobastre d'affronter le soleil ardent en compagnie d'une cigale même si elle parlait comme vous et moi.
Je reprenais mon souffle sous la frondaison d'un bosquet de pins, les yeux brûlés par la chaleur intense dans cette garrigue et les eaux de l'étang resplendissant comme un miroir immense.
« Cela me rappelle l’histoire de Simon le pêcheur », débuta la cigale et je me forçais à écarquiller mon regard. Et miracle, à mesure que mon amie raconta, je distinguais la scène. J'en suis resté bouche bée durant tout le récit.
SIMON LE PÊCHEUR
A cette époque, on utilisait l’épervier pour pêcher dans l’étang, un filet circulaire projeté dans les flots depuis une petite barque à fond plat. La pêche s’avérait aléatoire et nourrissait mal le pêcheur et sa famille. Il fallait compter sur son agilité pour ne pas basculer dans l'eau, en déséquilibre constant sur son frêle esquif. Il fallait également que l’étang soit d’huile ou juste frissonnant sous le vent. Il était aussi expressément banni d’y godiller sous des bourrasques ou lorsque la brume effaçait tout repère dans le labyrinthe des canaux.
Un jour, Simon le pêcheur ramena un seul poisson dans ses rets. Or il était d’une taille exceptionnelle, long de plusieurs coudées et si lourd qu’il s’épuisa pour l’extraire de l’eau. Il possédait-là, dans ses rets, un miracle dont il remercia aussitôt les Cieux. Effectivement, cet extraordinaire poisson s’allongeait dans sa barque, à prendre toute la place. Simon allait fracasser sur-le-champ la tête de cette espèce inconnue, afin de ne pas sombrer lui et sa précieuse capture dans l’étang. Mais autre prodige, le poisson parla, alors que foi d’un pêcheur, jamais aucun ne sortit un seul mot de sa gueule.
Simon retint alors son geste assassin devant ce nouveau miracle. Dieu donnait du poisson pour nourrir les pauvres gens ; mais sans doute qu’en cette heure, Il adressait un message à un misérable de son espèce.
« Ah, je suis bien aise que tu ne me trucides point, déclara la singulière bête comme s'il fut le plus grand des lettrés du royaume. Je suis le roi de l’étang et possède le pouvoir d’exaucer que tu ne t’y noies jamais. Ainsi seras-tu l’égal de mon petit monde qui peuple ces eaux. »
Cette diction impeccable et cette merveilleuse faveur à son encontre abasourdirent Simon le pêcheur. Il bégaya, tandis que l’autre poursuivit : « Je peux faire que jusqu’à ta mort, tu puisses pêcher dans cet étang, même sous la pire des bourrasques ou dans le plus extrême brouillard, sans jamais t’y noyer d’aucune façon. Allez, remet-moi à l’eau et je t’accorde cette grâce qui te rendra le meilleur des pêcheur de toute cette contrée. »
Simon réfléchit: éviter la noyade était pour lui la meilleure des choses. Mais il songea à ces rapaces qui se stabilisaient dans le ciel, puis fondaient sur leur proie, sans jamais être bredouille. Aussi décida-t-il de dire : « Si votre majesté le permet, je préfèrerai savoir voler comme un oiseau ».
Le roi des poissons n’avait pas le temps de convaincre un pauvre hère que cela était pure folie, il haletait dans le bateau, au bord de l'asphyxie. « Et bien, ainsi soit fait », lâcha-t-il à bout de souffle, avant que le pêcheur ne le remît dans son élément naturel où il frétille encore de nos jours.
En fait, Simon n’avait aucune passion pour voler à tire d’ailes, sans esprit et à tout va dans les airs. Mais de ce promontoire, tel un faucon pèlerin, il visualiserait les bancs de poissons et leur lâcherait dessus son filet par surprise. Ensuite, d’un simple coup d’aile, il ramènerait sa prise sur la terre ferme et sans se mouiller le bout d'un orteil. Mais pour cela, encore fallait-il s’entraîner pour fendre le ciel tel un oiseau.
Depuis sa barque, il étira donc ses bras à l’horizontale et, très prudemment, battit les airs. Et aussitôt, ses pieds décollèrent juste un peu au-dessus de son esquif. Alors, il s’enhardit et fut plus vigoureux dans son action: là, il monta haut vers le soleil. Alors comme un fou, il tournoya beaucoup plus haut, sans relâche, tel le plus sot des étourneaux. Il s’immobilisa dans l’azur, pareil à l’alouette et ricana à tous ses points insignes dans l’étang, les autres pêcheurs qui resteraient cloués dans leur barque pour en vivre chichement.
Empli d’orgueil par le bienfait qui le faisait autre, son regard s’attarda sur le vieil Auguste, un sale ronchonneur qui en avait après tout le monde, surtout après lui. Il allait le surprendre dans son dos, il lui lâcherait alors un cri guttural, de quoi qu’il ait la peur bleue de toute sa vie.
Mais s’il surprit le vieux pêcheur, celui-ci lui adressa en retour un coup de tromblon chargé de petits plombs, avec lequel il tiraillait sur les petits échassiers sauvages pour améliorer son ordinaire. La charge n’était pas mortelle pour un grand gaillard tel que lui, mais elle écharpa sa main. Alors déséquilibré, comme avec une aile en moins, Simon le pêcheur finit sa course vers le plus profond de l’étang, où il coula comme une pierre. Car il n’avait jamais appris à nager.
« Une libellule, qui aime divaguer sur l'étang de Sigean, finit la cigale, m’a dit que Simon servit de repas à un banquet offert par le roi des poissons à ses sujets qui hantaient ces profondeurs, car sa majesté n’aimait pas ceux qui voulait péter plus haut que leur cul. »
J'allais me retourner, à la fin cette cigale me contait des histoires à dormir debout. Après un poisson roi des poissons qui parlait, une libellule qui jacassait comme une pie. Mais l'insecte s'était envolé et un orage me surprit en pleine garrigue. Et comme si je doutais toujours, les cieux tonnèrent du canon à faire trembler ces Corbières plusieurs fois millénaires.
Je rentrais chez moi trempé comme une soupe et plus sourd qu'un pot. Mon chien me regarda d'un air désolé, puis se retourna dans son panier pour revenir à ses rêves de bête. "Décidément", se dit-il dans sa petite caboche de canidé," parfois les hommes sont les plus fadas de la terre."
Oui, dans mon Languedoc éternel, les chiens philosophent souvent à la place du genre humain. Heureusement, car en cette terre d'Oc, carrefour des cultures méditerranéennes ou d'ailleurs, du chiendent brun marine est venu gangrener le limon fraternel. Trop à mon gout.