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Publié par Le Mantois et Partout ailleurs

     La grève des cheminots du Mantois en octobre 1910


  Les préludes

  Le Syndicat national a retrouvé ses 57 000 adhérents de 1895 (chiffres arrondis). Ils étaient moins de 13 000 après la désastreuse grève de 1898 à laquelle à peine 1% des cheminots firent grève. Lors de celle-ci, la troupe était venue occuper la gare et le dépôt, malgré qu'aucun gréviste ne se manifesta.

  Autres organisations syndicales dans le chemin de fer, la Fédération des mécaniciens et chauffeurs compte 12 000 cotisants et l’Amicale des agents de trains dépasse 10 000 syndiqués. Si on additionne ces trois syndicats, ce n’est pas rien dans une corporation qui dénombre 300 000 agents. Et des meetings communs sont organisés, en particulier sur le réseau du Nord, avec le Syndicat national et la Fédération des mécaniciens et chauffeurs.

  Depuis l’échec de 1898, la revanche est ardemment mûrie. Et toutes les Compagnies ressentent bien cet état d’esprit. Elles ne s’étonnent pas que fleurisse une pétition réclamant l’application de la loi Berteaux, votée le 17 décembre 1897 par la Chambre, mais que le Sénat bloque. Cette loi fixait un régime de retraite des cheminots, avec une pension à 50% du dernier salaire.

  Depuis le 1er janvier 1860, les agents de la Compagnie de l’Ouest ont une caisse de retraite ; elle est abondée par une contribution de 4% sur les salaires, une dotation égale du chemin de fer et les « amendes infligées au personnel et les dons fortuits ». Sur ce dernier point, il est presque risible de le voir figurer, vu les faibles rémunérations des agents. Concernant les amendes, elles pleuvent, quand la jurisprudence n’en aggrave pas la liste. Exemple, cet arrêt de la Cour de cassation du 23 juin 1859, rend coupable « de délit d’incendie par imprudence », le mécanicien « dont l’appareil de sûreté est défectueux » et qui avait provoqué, par les étincelles de sa locomotive, le feu dans une propriété voisine de la voie ferrée. Cette retraite-là ne satisfait pas, surtout que la Compagnie peut mettre à la retraite d’office un cheminot de plus de 50 ans.

  Avec la revendication d’appliquer la loi Berteaux sur la retraite, s’ajoute celle de la « thune », cinq francs par jour d’augmentation pour contrer le coût de la vie.

  Concernant le régime de retraite, le conseil général de Seine-et-Oise avait voté un vœu, le 22 avril 1908 ; il disait réaliste son financement, étant donné « l’augmentation considérable des recettes du chemin de fer, depuis douze années, et le relèvement du produit net ont singulièrement amélioré la situation financière du chemin de fer et par répercussion le budget de l’Etat des charges que lui faisait subir la garantie de l’emprunt.

  Mais gouvernement et compagnies sont sourds, comme à vouloir que la grève ne débute que pour mieux l’écraser, afin de ne pas satisfaire un cahier revendicatif qui se serait plus étoffé. Les organisations syndicales, elles, connaissent des courants en leur sein, entre ceux prônant la grève sur-le-champ et ceux pour une concertation avant de débrayer.

 

  La grève

  Le 8 octobre 1910, la grève débute à Tergnier dans l’Aisne, des ouvriers viennent d’être sanctionnés pour un retard infime. Aux ateliers parisiens de La Chapelle, même scénario. Le réseau du Nord se met en grève, suivi par celui de l’Ouest-Etat.

  « C’est un mouvement purement révolutionnaire », écrit aussitôt Le Petit Mantais, connu pour ses opinions politiques à droite. Et de citer les déclarations du Président du conseil au sujet de la grève : « Le gouvernement ne se trouve pas en présence d’une grève au sens légal du mot, mais par les conditions dans lesquelles le mouvement a été préparé, par les premiers actes qui l’ont marqué, il se trouve en présence d’une entreprise criminelle de violence, de désordre et de sabotage. Le mouvement n’a rien de professionnel, il est purement insurrectionnel. De quelque prétexte que les organisateurs essaient de colorer ce qu’ils appellent la grève, pour la justifier devant l’opinion publique, ils n’y parviendront pas ».

  Auparavant, recevant la Fédération des mécaniciens et chauffeurs, ainsi que le Syndicat national, Aristide Briand, chef du gouvernement et ancien socialiste, déclarait être dans « l’impossibilité d’accepter, même d’envisager une suspension des transports par voie ferrée, et qu’une telle éventualité mettrait le gouvernement en force d’un devoir impérieux qu’il saurait accomplir sans défaillance. »

  Le Petit Mantais, afin de décourager l’action, publie le communiqué d’un groupuscule pratiquement inconnu, le Syndicat professionnel des employés de chemins de fer et des industries similaires appelant les agents « à remplir leur devoir et à ne compter que sur eux-mêmes pour faire respecter énergiquement le droit absolu au travail ».

  Le Journal de Mantes, proche des radicaux-socialistes et complaisant avec la grève, informe des revendications et de la puissance du mouvement dans la région.

Le gouvernement frappe alors très fort sur les deux réseaux majoritairement en grève, celui du Nord et celui de l’Ouest-Etat. En vertu de la loi de 1877, les agents sont réquisitionnés « à titre militaire ». La police et la troupe occupent les installations ferroviaires. Des révocations tombent, précédées souvent d’arrestations. Et ces mesures répressives vont être étendues aux autres compagnies. L’agence Havas publie la déclaration du ministre des Travaux publics, suite à un courrier des syndicats : « Le gouvernement ne saurait entrer en relations présentement avec des associations légales en révolte contre la loi militaire ».

  A cette époque, le Journal des Transports, félicite le gouvernement : « il a militarisé par un décret les grévistes du Nord, au lendemain de la déclaration de grève. Il a ordonné de poursuivre et d’arrêter les fauteurs de violence. C’est bien, mais ce n’est pas assez. » Et d’écrire encore : « Le gouvernement sera conduit à des mesures plus radicales. Nous avons devant nous des traîtres et des forbans… Ils veulent supprimer la société. Et lorsque ce cauchemar sera passé, il restera au Parlement à supprimer cette gangrène syndicaliste qui ronge le pays et finira par le faire mourir ».

 

  La grève dans le Mantois

  Les cheminots du Mantois ont débrayé le 12 octobre. La presse parle « d’une cinquantaine de non grévistes sur 600 agents ». Et les effets se font particulièrement sentir à Mantes par le nombre élevé de grévistes et sa situation au milieu d’une étoile ferroviaire d’importance, par laquelle transitent trains de voyageurs et de marchandises.

  L’Armée est dépêchée. Un escadron du 12e cuirassier arrive de Rambouillet à 3h du matin. Auguste Goust, maire de Mantes et cheminot en exercice, lui fait servir de la soupe. Auguste Goust a été le fondateur de l'Union fraternelle des syndicats ouvriers de la région mantaise. Il est à cette époque représentant du personnel au conseil d'administration des chemins de fer de l'Etat. Mais membre éminent du Parti radical-socialiste, il fait aussi partie de la tendance réformiste qui est majoritaire à l'intérieur de la CGT dans la région. D'autres soldats arrivent à Mantes. Ceux du 84e régiment de ligne occupent la salle d’attente de Mantes-Station, chef de gare et employés étant tous grévistes. Les hommes du 24e de ligne sont cantonnés dans des voitures de 2e classe garées dans le triage, pour occuper le poste d’aiguillage de Mantes-Embranchement. Un détachement du 119e d’infanterie arrive aussi en renfort.

  Avant midi, gare, dépôt et postes d’aiguillage sont  tous gardés, ainsi que les tunnels de Meulan et de Rolleboise. Des militaires patrouillent le long des voies ou sur les ouvrages d’art. Sur Paris Saint-Lazare, un déraillement de machine et des fils de signalisation cisaillés font dire que cette grève est une « entreprise criminelle et un complot anarchiste ».

  Dans l’après-midi, les cheminots se rendent en cortège à la Bourse du Travail, située dans l’ancien couvent des Ursulines, bâtiment loué à l’Union fraternelle des syndicats ouvriers. Est formé un comité de grève qui interdit absolument l’accès aux emprises ferroviaires, pour ne pas être soupçonnés de sabotage.

  Le Petit Mantais parle de cette manifestation qui chante l’Internationale. Dans l’édition suivante, il écrit : « Nos cent sous !  Réclamation que l’on trouve crayonnée un peu partout. A Mantes, les grévistes se promènent en bandes, chantant sur un air connu : C’est la thune qu’il nous faut ! » Mais dit-il également : « à aucun moment, l’ordre dans la rue n’est troublé. Et les employés, restés fidèles à leur poste, n’ont pas été molestés par les dissidents. »

  Or, le service est complètement désorganisé. Plusieurs trains, de Paris ou de Plaisir-Grignon, stoppent à Mantes. Sur 52 trains montant vers la province, seuls 23 roulent ; à l’inverse, 15 trains sur 52 descendent vers Paris. En gare, siègent le chef de gare, le commissaire de police, un inspecteur de la Sûreté, les services du Procureur et la gendarmerie.

  On découvre un cisaillement dans la transmission d’un signal sur Buchelay, à 2 km de Mantes. Sabotage ou provocation ? Sur mandat du procureur, les gendarmes viennent sommer, à la Bourse du travail, le chef de district gréviste d’activer la réparation. Celui refuse, il est ramené manu militari en gare. Mais l’on s’y rassemble en masse et obtenir sa libération.

 

  La réquisition militaire des cheminots

  Le gouvernement décide alors la réquisition de tous les cheminots de la région. Le 4e escadron du 12e cuirassier arrive en renfort. Un détachement d’infanterie vient aussi se joindre à ceux du 24e et du 119e. Des patrouilles sont faites en ville par les soldats et les gendarmes. La gare est en état de siège: chef de gare, procureur et commandement militaire y siègent comme dans un tribunal de guerre.. Dès la nuit prochaine, les sentinelles sont doublées. Un détachement d’artilleurs, venu de Versailles, occupe les gares de Limay, Gargenville, Juziers, Epône.

  Dans l’après-midi, le procureur, le juge d’instruction, son greffier et des gendarmes, se rendent au poste n°4 sur la ligne d’Evreux. Un signal s’est soit disant refermé sans que l’aiguilleur n’ait touché au levier. L’enquête ne relève aucune tentative criminelle. Par contre, a été remarqué, en différents endroits, un mauvais entretien de la voie : « de nombreux coins de serrage des rails, sortis des coussinets, par suite des trépidations ».

Quelques grévistes vont reprendre le travail et Auguste Goust, le maire de Mantes, exhorte à répondre à l’ordre de réquisition. Ceux qui obéissent portent, un brassard, sur lequel s’imprime IV/4, signe distinctif de la 4e subdivision territoriale, 4e section des chemins de fer de campagne. Le brassard est blanc pour les agents de la gare, jaune pour ceux de la voie et rouge pour le dépôt et les ateliers.

  Mais la grève commence à s’effriter. La presse cite la révocation de M. Bohuon, chef de district gréviste. Les cheminots se rassemblent à la salle Banès ; ils expliquent leur action devant un millier d’habitants rassemblés par voie d’affiches dans la ville.

  M. Stouler, pour le Syndicat national et la Fédération des mécaniciens et chauffeurs, résume les interventions auprès des autorités et des parlementaires. « Peut-on vivre avec 83 francs par mois », lance-t-il dans un appel « à la grève à outrance ». Mais le dirigeant de remercier aussi le sous-préfet, le maire et ses conseillers, ainsi que le procureur « qui ont compris que leur mouvement n’était pas révolutionnaire ».

  M. Bohuon cite Jean Jaurès dans ses propos. « 3 000 cheminots accèdent seulement à la retraite, car les autres meurent avant », dit le chef de district révoqué, qui parle aussi de « la cohésion des forces ouvrières dans la grève et contre les sabotages. »

  Au cinquième jour, Le Petit Mantais informe que 354 cheminots grévistes « se font tous photographier, rue du Faubourg Saint-Lazare », devant la Bourse du Travail.

  « Les punitions », titre également ce journal. Et de citer  abondamment la répression exercée dans les Compagnies : révocations ; arrestations pour entraves à la liberté du travail, voies de fait, injures aux représentants de l’ordre, actes de sabotage, bien que dans le Mantois, hormis le signal « saboté », rien ne se soit produit.

  La grève dure depuis sept jours, elle n’a jamais été majoritaire sur les réseaux, sauf sur celui du Nord. Un tiers des agents de gare reprend le travail, ainsi que quarante mécaniciens et chauffeurs sur un effectif de 295 au dépôt. Les agents de la voie ont quasiment tous cessé la grève.

 

  La reprise du travail

  Le mardi 18 octobre, le comité de grève du Mantois appelle à la reprise du travail, par le communiqué suivant : « A l’unanimité, le comité de grève décide que la reprise du travail aura lieu demain, mardi 18 octobre. Le comité décide la publication d’un manifeste qui donnera les raisons de son action et demandera aux cheminots de prendre toutes les mesures pour la sauvegarde et le progrès de leurs organisations syndicales. »

  La reprise du travail est effective à 6h 30 au dépôt et à 7h en gare.

  Le Petit Mantais relate que les grévistes sont accueillis par le sous-préfet, le procureur, le juge d’instruction et un lieutenant de la gendarmerie. Ils mettent le brassard de réquisition, « formalités remplies avec déférence ».

  Et de conclure : « Des trains montant et descendant arrivent en gare. Le mouvement reprend peu à peu son activité normale. Les portes du dépôt s’ouvrent ; des locomotives sont mises en route, traînant de longues rames de wagons. Une épaisse fumée embrume l’atmosphère d’une exceptionnelle pureté. La vie de la voie ferrée à Mantes est reprise et va, nous n’en doutons pas, se poursuivre dans les meilleures conditions de sûreté et de ponctualité ».

  Le Petit Mantais écrit également que « le principe de l’augmentation salariale était acquise antérieurement à la déclaration de grève… et que les délégués ne l’ignoraient pas. » Ce que va infirmer Aristide Briand, Président du Conseil des ministres, dans sa lettre au Syndicat national : « les revendications et doléances seront transmises aux compagnies avec demande qu’elles y répondent de façon précise ».

  Les cheminots ont suivi les directives de la direction du Syndicat : « assez de victimes, assez de misères ». En effet, sur environ 80 000 grévistes, 3 300 sont révoqués et beaucoup déclassés ; les sections du Syndicat national sont décapitées. Et la grève est ressentie comme une défaite.


  Pourtant, elle va faire date dans l’histoire sociale de la France. D’abord, elle a touché une même corporation sur des revendications identiques dans tout le pays, ce qui va consolider et perpétuer son identité. Les trois organisations de cheminots, qui ont appelé à cesser le travail, par le biais de comités de grève unitaires, songent à se fédérer. Et le retentissement de cette grève a dépassé aussi le monde des cheminots et celui du syndicalisme. Jean Jaurès stigmatise la méthode répressive du gouvernement qui a transformé « la cessation du travail en un délit militaire ». Le 30 octobre 1910, 75 députés mettent directement en cause le président du conseil et son ministre des Travaux publics : Aristide Briand est obligé de remanier son gouvernement.

  Et l’Etat va accorder, en 1911, l’augmentation salariale revendiquée. En 1912, les cheminots obtiennent la retraite à 60 ans pour le personnel administratif, 50 ans pour les mécaniciens et chauffeurs et 55 ans pour toutes les autres catégories. Et la corporation ne vient pas d’acquérir un régime spécial, mais la première retraite imposée à l’Etat et à des employeurs (les Compagnies).

  Ce régime aurait dû s’appliquer à d’autres corporations à la Libération. Cela n’advint pas et ce régime de retraite devint « un régime particulier » qu’il faut détruire au nom d’une prétendue égalité. Mais ceci est une autre histoire.

  

  Vers une fédération syndicale unique.

  Le 18 avril 1914, le Syndicat national des travailleurs des chemins de fer de France et des colonies, lors de son 25e congrès, soumet à ses délégués un projet regroupant tous les syndicats. Cette fédération, affiliée à la CGT, serait constituée, au 1er janvier 1915, du Syndicat national, de la Fédération des mécaniciens et chauffeurs et de l’Association professionnelle des agents de train.

  Or, l’entrée en guerre de la France, le 31 août 1914, empêche la concrétisation de ce projet.

  Il faut attendre le 28 janvier 1917, pour que soit fondée   , entre les trois organisations précitées, la Fédération nationale des travailleurs des chemins de fer de France, des Colonies et des pays du Protectorat ; se coalisent aussi dans cette union, l’Association générale du personnel de l’Etat et celle du PLM. Et le congrès de cette fédération aura lieu les 28, 29, 30 juin 1918, dans la salle de la Bellevilloise à Paris.

 

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