Les vacances... pas pour tous
Sociologue, directeur de recherche au Cevipof (CNRS) et spécialiste des loisirs, Jean Viard analyse les vacances comme un rituel nécessaire mais qui peut vite devenir discriminant.
La ministre du Tourisme, Sylvia Pinel, s’inquiète de la « fracture touristique ». Partagez-vous ce constat ?
Jean Viard. Oui, depuis une trentaine d’années, seuls 60 % des Français partent en vacances, et ce chiffre ne progresse pas. Le processus de démocratisation des départs est bloqué : il s’est arrêté dans les quartiers populaires, en particulier pour les groupes de personnes qui ne correspondent pas aux standards, comme les femmes seules avec enfants, les personnes âgées, les immigrés… Il faudrait remettre en place une vraie politique de départs en vacances, en particulier pour ces groupes sensibles. En même temps, il faut nuancer : les Français ont beaucoup modifié leur façon de vivre. Aujourd’hui, à peu près la moitié d’entre eux ont un jardin, et beaucoup ont migré vers les régions touristiques. Par exemple, quatre-vingt mille Français s’installent chaque année entre Perpignan et Nice, et partent ensuite très peu en vacances.
Quels sont les facteurs qui influencent l’augmentation du nombre d’exclus des vacances ?
Jean Viard. Le problème est d’abord économique : ce sont les groupes les plus fragiles au niveau financier qui sont concernés. Mais il y a aussi des barrières de « modèles ». L’imaginaire des vacances entre en compte. Ainsi, la majorité des enfants qui ne partent pas vivent seuls avec leur mère. Et ces femmes seules avec enfants ont du mal à s’inscrire dans cet imaginaire des vacances. Face à cela, il faudrait responsabiliser les différents niveaux administratifs : le départ en vacances des écoliers devrait être pris en charge au niveau communal, celui des collégiens au niveau départemental, et celui des lycéens au niveau régional. Le but n’est pas que 100 % des gens partent en vacances. Si on enlève 10 % de personnes qui ont horreur de voyager, 10 % qui ne peuvent pas partir (les femmes enceintes, les personnes gravement malades)… l’objectif serait d’atteindre 80 % de départs.
Pourquoi est-il important de partir en vacances ?
Jean Viard. Toutes les sociétés ont des moments rituels de changement de rythme. On pense par exemple au ramadan, ou à la fête des cerisiers au Japon. Cela traduit un besoin de marquer le passage du temps. Dans les sociétés européennes contemporaines, les vacances ont ce rôle. C’est la rupture avec le quotidien. Ensuite, on travaille à peu près 10 % de notre existence, contre 40 % il y a trois générations. Il faut que le travail soit très productif. Si vous ne voyagez pas, si vous ne voyez pas d’autres pays, d’autres cultures, vous devenez improductif. Dans notre société, on a réduit le travail, on a augmenté le temps libre, mais on a donné au temps libre la charge de régénérer. Enfin, dans une société basée sur la mobilité, ne pas partir met complètement en marge. Les personnes n’ayant jamais vu la mer sont perçues comme des handicapés sociaux.
Source: L'humanité.fr