Contes de mon amie la cigale (4)
C'était au creux d'une nuit douce et délicieuse qui avait chassé le jour calciné par la canicule. En cette heure prodigue, je profitais de cette plénitude dans laquelle on désire que la magie de l'esprit soit une réalité au réveil, quand on gratta fortement à ma fenêtre mise en espagnolette. Etait-ce un djinn de la nuit qui allait m'emporter dans le ciel étoilé pour que j'y ravisse le songe, afin de le replanter sur terre dans une aube parfumée d'oranges bleues?
Non, mon amie la cigale, accrochée à la vitre, me clignait de l'oeil en signe de connivence. Que je fusse son auditeur privilégié le jour, d'accord. Mais déchirer mon rêve enchanté, je me retournais dans mon lit pour ne plus la voir. Mais cette diablesse entreprit de chanter, du moins d'émettre ces sons qui énervent beaucoup lorsque le soleil est ardent et l'ombre bien trop rare pour s'abriter.
-Veux-tu ma mort à la fin, lui dis-je en ouvrant ma fenêtre d'un air mauvais, persuadé que l'insecte s'envolerait pour enquiquiner un autre dormeur.
- Tes paroles me réjouissent, me répondit la cigale comme si elle n'avait pas ouï mon ton de reproche ni distingué ma mine renfrognée. Justement, c'est l'histoire de la mort et du fossoyeur que je vais te conter. Si tu as un peu de temps à m'accorder, finit l'intruse en se posant carrément sur mon oreiller pour ne pas que j'y repose ma tête et me rendorme, tel celui qui a un peu d'esprit le ferait.
LA MORT ET LE FOSSOYEUR
C'était donc il y a très longtemps, en pleine Corbières, dans un tout petit village, le vieux fossoyeur venait de mourir.
Le maire, qui était aussi docteur et apothicaire, réunit son conseil municipal pour trouver un remplaçant au défunt. Mais qui? Le premier magistrat municipal n'avait jamais enfoncé un seul clou à l'aide d'un marteau de ses mains fines et blanches et le fossoyeur était aussi celui qui fabriquait les cercueils. Le curé avait trop de messes à célébrer pour la gloire de Dieu chaque jour que le Seigneur faisait. L'épicier, qui était aussi marchand de comestibles, ne se voyait pas mordre le gros orteil d'un trépassé pour s'assurer qu'il n'était plus de ce monde, puisque dans le bourg le fossoyeur faisait aussi office de croquemort: cela n'allait pas avec son commerce de bouche. Le tavernier affirma que, trop perclus de rhumatismes à cause de l'humidité de sa cave, il ne pourrait pas creuser le moindre trou tel un fossoyeur patenté le ferait d'un tour de main.
Le conseil municipal eut beau se triturer les méninges, il ne voyait personne pour cet office pourtant d'utilité publique. Et tous leurs gens, ouvriers agricoles, domestiques ou pâtres et même le bedeau avaient bien trop de labeurs sur leur couenne pour cela.
Soudain, ils entendirent chanter dans la rue. Ce n'était pas l'un de leurs hommes de peine qui s'échinaient, mais bien un étranger qui traversait l'unique rue du village à cette heure où le travail culminait au zénith.
Aussitôt, les notables vinrent arrêter la marche d'un soldat qui, revenant de la guerre, coupait par la garrigue pour rejoindre son ancien lieu de vie, là-bas, dans le fond des Corbières.
- Tu m'as l'air en belle forme et en parfaite santé, toi l'étranger qui passe dans notre village, commença le maire comme s'il eut ausculté un patient.
- Et bon chrétien aussi à ta mine éclairée, reprit le curé qui en savait quelques brins à ce sujet.
- Que dirais-tu de manger un bout dans ma taverne et te rafraîchir également le gosier, ceci bien entendu aux frais de la princesse, enchaîna le tavernier.
- Je vais de ce pas te quérir de la cochonnaille, du vin bouché et de la fougasse farcie de grains de raisin confits et parfumée à l'anis que je réserve pour les grandes occasions, finit l'épicier qui était aussi marchand de comestibles.
Ni une ni deux, notre homme se retrouva devant une table bien garnie, sous l'oeil bienveillant d'un quarteron qu'il ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam. Mais il rentrait de la guerre. Il en avait réchappé et tout lui faisait ventre pour rattraper le temps perdu à se battre et à tuer inutilement. Il avait dégrafé sa ceinture et, bien aise, finissait le délicieux gâteau parfumé à l'anis. Le marc de raisin lui montait à la tête. Il topa donc et, sur-le-champ, devint à la fois le croque-mort, le menuisier et le fossoyeur du village.
Pour cela, il lui serait gagé un sou par jour, même s'il n'avait à enterrer personne. Il était aussi nourri, logé et blanchi. Et chaque dimanche et jour de fêtes religieuses, il aurait droit à une "cassoulade", ce gâteau occitan fait de farine de maïs, de sucre et d'oeufs dont on caramélisait le dessus, quand on ne le flambait pas d'un gros dé d'eau-de-vie.
Dans sa remise, l'étranger au village s'affairait sur un cercueil. Il travaillait vite et bien. Bien agile de ses dix doigts, il avait pris de l'avance et un bon tas d'enveloppes mortuaires s'entassait-là.
Il alla poser un couvercle, lorsqu'on frappa à la porte. Il alla ouvrir pour se retrouver devant une femme encapuchonnée et toute vêtue de noir. Pas une qui était née dans ces Corbières en tout cas. Lorsqu'elle découvrit son visage, ses traits étaient plus pâlots que ceux d'une dame de la ville. Sans doute une jeune veuve qui venait de perdre subitement son bourgeois de mari en traversant la garrigue enflammée sous le soleil estival.
- Je suis la Mort, dit alors la visiteuse d'un voix grave, celle qui détache les gens de cette terre pour les mettre dans l’Au-delà.
Le menuisier s’atterra. Durant la guerre, il avait bien vu traîner une ombre autour des charniers. Mais en cette heure, la Camarde était devant lui et pas sûrement pour lui conter fleurette.
Mais la Mort le rassura aussitôt: « J’aime bien flâner auprès de ceux qui oeuvrent après mon passage. Tu es nouveau dans le métier, aussi vais-je m’assurer que tout tourne bien dans ton atelier. »
Le mortel ne crut la Mort qu’à moitié et fut plutôt pressé de s’en débarrasser à tout jamais. Il lui dit donc : « Entrez dans ce cercueil, remarquez sa finition et sa parfaite étanchéité. »
La Camarde, très stricte sur ses principes, acquiesça sans n’y voir aucune malice. Or sitôt dans la caisse, un fourbe cloua une sixième planche par-dessus. Et la Mort eut beau tambouriné de toutes ses forces, le cercueil étant de la belle ouvrage, elle ne réapparaîtrait plus à la lumière du jour. Et le menuisier de fossoyer aussitôt un grand trou, pour l’enterrer corps et bien.
« Grâce à moi, la Mort ne viendra plus hanter le village. Elle gît désormais à plusieurs pieds sous terre », se glorifia notre homme à monsieur le maire.
Au début, on le congratula sans façon et il devint le héros du village. La Mort avait belle et bien disparu du paysage, car l’état-civil n’enregistra plus aucun décès dans son registre.
Mais lorsqu’un mois, puis une saison s’acheva, rien ne fut plus pareil sous ce soleil d'Occitanie. On gageait, nourrissait, logeait et blanchissait un profiteur doublé d'être un étranger qui n'avait plus qu'à se tourner les pouces.
Alors, une nuit, une volée de pierres vint fracasser ses volets et les tuiles de son toit: ceux qui lorgnaient sur un héritage, avec des aïeux désormais éternels, furent de cette furie; des chefs de famille, beaucoup plus modestes, se joignirent à eux, vu que, devant l'éternité cédé à leurs anciens, les tablées s'allongeaient démesurément avec de la soupe de plus en plus maigre dans les écuelles.
Au petit matin, avant que le coq ne réveille le bedeau pour qu'il sonne matines, l'étranger quitta subrepticement le village pour ne plus y revenir. Il eut grandement raison.
Après la première messe, conduit par monsieur le curé, on voulut pendre celui qui avait défait la mort de la vie. On fouilla furieusement son logis de la cave au grenier. Puis on s'attaqua pareillement à la remise. En vain. Alors, on découvrit dans le jardin un trou fraichement recouvert. La rage occulta les esprits et en moins de deux, l'on déterra un certain cercueil. Ensuite, toujours sous l'emprise de la fureur, on vint à déclouer de sa prison la Camarde.
Celle-ci, ni une ni deux, débuta l'ouvrage pour qui Dieu l'avait agencée. Elle faucha tant et plus et remplit même plusieurs besaces d'âmes.
Elle s'est même rattrapée, si bien qu'on n'entendit plus parler de ce village des Corbières.
Pour ma part, j'attendais une autre fin que celle-là. Je me suis alors retourné vers mon amie. Mais la cigale s'était endormie dans le creux de mon oreiller dans cette nuit douce et délicieuse. A ma place.
Pour autant, comme il me restait une bonne part de cassoulade dans le garde-manger, je me suis disposé à aller la manger. Je ferai aussi descendre un verre de grenache bien frais par-dessus. Les histoires, ça creuse toujours l'appétit et ça donne soif aussi, non?
Et puis, quel régal, dehors, sous la treille étoilée d'une nuit douce et merveilleuse.
- Allez, adiusiatz*, comme on dit dans le Languedoc aux gens qu'on aime bien.
adiusiatz*: littéralement à dieu soyez, bien vite devenu à se revoir bientôt.