Sur les ailes du Cers (4)
Sur l'étang de Sigean, la vie s'avérait rude pour les pêcheurs, particulièrement pour ceux qui s'accrochaient, avec leurs familles, sur le caillou de la Nadière. Par grands vents, dès la mauvaise saison, cet îlot se retrouvait submergé et ses gens se réfugiaient dans leurs greniers à filets. A cette époque lointaine, la pêche à l'épervier, ce filet circulaire que l'on jetait dans les flots, entre deux tempêtes d'Eole, était aléatoire, surtout après le passage des agents de l'archevêque de Narbonne prélevant les taxes dues au seigneur de cette région.
En ce jour, le Cers s'était levé en milieu d'après-midi, dès la renverse du Marin, ce vent venu de la Méditerranée. Sur sa barque, le pêcheur avait ressenti une fine pluie mouillant à peine les flots pour s'enfuir aussitôt vers le grand large. D'expérience, Pierre savait que bientôt le vent du Nord s'emballerait dans les airs et balayerait l'étang. Et dès que la feuillée des vignes brunirait dans les alentours, on crierait souvent famine sous son toit. Et que lui resterait-il, une fois que les bandits de l'archevêché seraient passés sur l'îlot de la Nadière.
Le pêcheur se hâta de godiller vers le ponton de la Nadière. Les eaux de l'étang de Sigean s'écrémaient aux premiers souffles du vent du Nord. Mais Pierre avait sur lui sa pièce de monnaie en cuivre, son talisman contre les affres de son quotidien. Elle datait de sa première pêche. Il la conservait comme protection, même avant les prières sempiternelles qu'il récitait plus par habitude que par ultime conviction.
Le Cers s'échevela plus encore dans les airs et l'azur se découvrit de toute nuée marine. Pierre accéléra son allure mais une franche bourrasque le déséquilibra sur son frêle esquif. Pourtant, il réussit à se maintenir dedans à grand-peine. Mais son sou fétiche avait glissé de sa poche et s'était englouti dans l'étang.
Le pêcheur gémit sur son sort. Oh, il n'en voulut pas au Cers ni à Celui qui était aux cieux, mais contre ses maîtres, qu'ils soient de l'Eglise ou de l'épée, et à tous leurs régisseurs qui faisaient trimer le peuple laborieux sur terre. Demain, il devrait aller chez le prêteur sur gages dans le port de la Nouvelle. Mais pour gager quoi, son pauvre mobilier où sa vieille huche pleine de vide?
Il se lamentait tout en godillant, quand survint une barque à ses côtés, avec à bord un très vieil homme au visage parcheminé par la nuit des temps. Qui était-il et d'où provenait-il? Pierre ne reconnut en lui aucun des misérables pêcheurs qui s'escrimaient sur l'étang de Sigean. Et autre étrange mystère, le vent du Nord cessa instantanément.
- Qu’as-tu donc à gémir, demanda celui qui paraissait surgir de l’inconnu.
- Ma pièce de cuivre est tombée au fond de l’eau. Aujourd’hui, je n’ai rien presque relevé dans mes filets. Et sans ce sou en poche, les miens vont d'autant plus crier famine.
- Si ce n’est que cela, l’interrompit le mystérieux vieillard avant de plonger dans l’étang comme s’il fut un jeune homme.
Le pêcheur allait s’apprêter à se mettre à l’eau pour repêcher ce si brave coeur bien trop impétueux, lorsque celui-ci réapparut, dans sa main une pièce en argent.
- La mienne était en cuivre, indiqua le pêcheur.
- Que cela ne tienne, répliqua l’autre en s’engloutissant dans les flots, d’un coup de rein.
Et de ressurgir à la surface, en brandissant cette fois-ci, un gros louis d'or :
- Est-ce-là ta pièce de monnaie, reprit le vieux bonhomme, sans une trace d’essoufflement dans sa voix.
- Non, la mienne était en cuivre, répondit le pêcheur qui s’interloqua aussitôt, le vieil homme venant de replonger une troisième fois.
Quand il émergea enfin, il tenait bien au bout de ses doigts le fameux sou en cuivre.
- Oui, c'est celle-la, lui dit Pierre le pêcheur.
- Tu restes bien honnête malgré le mauvais temps qui t'étreint, reprit l'autre. Et pour te récompenser, prends cette pièce en argent et aussi ce gros louis d'or ! »
Le pêcheur, abasourdi, n’eut aucun temps pour remercier son bienfaiteur. Le vieillard et sa barque disparurent sur-le-champ, comme dans un rêve.
Revenu chez lui avec ce petit trésor, Pierre raconta à son épouse sa miraculeuse aventure, laquelle la conta à sa voisine. Et ainsi, de bouche à oreille, l’histoire parvint jusqu'au port de la Nouvelle et au prêteur sur gages.
Et celui-ci de s’embarquer sur l'étang de Sigean, vêtu comme le dernier des pêcheurs, à la rencontre de celui qui pourrait le rendre plus riche que Crésus. Et de lancer dans l’étang un vulgaire caillou, puis de se lamenter inconsidérément sous d'infâmes hardes pour faire plus vrai.
Alors le mystérieux vieillard de l'autre fois réapparut sur l'étang de Sigean. Alors le très riche prêteur sur gages gémit de toutes ses forces, tellement que l'on entendit ses plaintes jusqu'à Paris.
- Pourquoi ces lamentations, demanda alors un vieillard au milieu de l'étang.
- Ma pièce de monnaie, l’ultime que je possédais, elle est tombée de ma poche dans l’eau !
Bien entendu, l'ancien plongea dans l’étang et ramena au menteur son caillou.
- Ceci n’est pas une pièce de monnaie, tu radotes, rugit le vil usurier.
Et l’autre de replonger, puis il réapparut, brandissant une pièce d’argent toute étincelante.
- Non, lui rétorqua-t-on, c’était un gros louis d’or !
Après un nouveau plongeon dans l’étang, la vieille barbe blanche émergea à la surface, dans sa main, une pièce d’or rutilante, large et épaisse comme une galette.
- Cette fois, je reconnais bien ma pièce de monnaie, rayonna le mareyeur.
- Et bien, attrape-là, rit le très vieux bonhomme, car le fabuleux louis d’or s’engloutit dans les eaux et celui qui l’avait glané aussi.
Le prêteur sur gages se désespéra d’avoir perdu un si beau trésor, car dans le fond de l'étang, il devait y avoir des coffres pleins d'écus. Il eut beau appeler le vieillard pour qu’il remontât, rien n’y fit. Alors pria-t-il longuement les cieux, sans plus de succès. Alors s’immergea-t-il à son tour dans l’étang. Si un vieux sénile put le faire, pourquoi pas lui, bien portant en en pleine force de l’âge.
Depuis, nul ne l’a plus revu au village, ni d’ailleurs aucun n’aperçut jamais un mystérieux petit vieux à la longue barbe blanche sur l’étang de Sigean.
Ensuite, ce fut le 14 juillet 1789 et la prise de la Bastille par les révolutionnaires parisiens. Mais ceci est une autre histoire. Enfin, peut-être...