Sur les ailes du Cers (2)
Amis, écoutez cette histoire contée par le Cers ce vent de Nord-ouest qui passe sur Port-la-Nouvelle dit autrefois "le port de la Nouvelle" par le roi Louis-Philippe en 1844:
LA VIEILLE MULE DU VIEUX JOSEPH
Autrefois, entre la mer et la garrigue, on avait colmaté les terrains de la plage pour en faire le sanctuaire du muscat et du grenache. A grands coups de charriots pleins des déblais du port retirés par la drague joliment dénommée la Marie-Salope, les vignerons d'alors s’étaient ainsi affranchis des flots, du sable et du sel, du vent et même du phylloxéra. Mais pour contrarier plus encore les forces de la nature, leurs acres furent morcelés derrière des palisses en roseaux cueillis dans les mares des environs. Cela avait fait grincer les rainettes qui perdaient un peu d'ombrage à l'été. Mais comme elles aimèrent bien le petit vin de ces Corbières maritimes, les grenouilles se tinrent vite coi.
La mule du vieux Joseph participa à ce rude labeur, tirant derrière elle des tonnes et des tonnes de déblais portuaires pour son vigneron de maître. C'est dire qu'elle aussi était fort âgée.
Pourtant, chaque matin, dès le point du jour jour, le vieux Joseph partait vers son petit cabanon pas plus grand qu’un mouchoir de poche et de sa vigne qui ne l’était pas plus. Il menait sa vieille mule qui faisait sa fierté, car c’était la dernière de tout le village à braire, cahin-caha, sur le Chemin des vignes. Il fallait voir le vieux Joseph, perché sur sa banquette et fier comme Artaban, égrainant les jurons qui foisonnent en occitan pour faire le bonheur des enfants.
Or un jour et ce n'était pas la canicule, la vieille bête décida de ne marcher qu’à reculons. Joseph était un homme patient et simple. Il caressa l’encolure de sa mule, lui donna une bonne poignée de picotin. Mais rien n’y fit, toutes les manœuvres aboutirent au même résultat. Son sacré animal allait toujours en reculant, une fois sortie de la grange.
D’ailleurs, l’équipage, ainsi dépareillé, emboutit le triporteur du marchand de glaces qui stationnait sur la place du marché, voisin de la demeure du vieux Joseph. Et l’engin du glacier partit déstabiliser l’étal de la poissonnière, lequel renversa celui de la marchande des quatre saisons. Si, ainsi remués, les senteurs parfumées des glaces, du poisson et des plantes aromatiques se mélangèrent agréablement, une vive dispute, comme les gens du Midi les aiment, s'activa. Les gendarmes, venus consigner l’incident, déclarèrent qu’il fallait tirer une balle dans le crâne de la mule. Et tous d’acquiescer, sauf le vieux Joseph.
Celui-ci préféra s’en remettre à l’homme de sciences du bourg. Le docteur prescrit alors comme remède de mettre de l’orge dans la mangeoire et de n’abreuver la mule que d’eau de source. Ce ne fut pas très facile à dénicher dans un pays aride comme un désert africain, mais le vieil homme s’exécuta. Or malgré tout, son animal repartit à reculons.
Le vieux Joseph opta ensuite pour la rebouteuse. Elle vint donc avec son chapelet d’ails, ses pattes de lapin et sa poudre de perlimpinpin qui fit éternuer le maître d’une mule entêtée à reculer en dépit de ces simagrées.
En désespoir de cause, le vieux Joseph fit appel au curé, lui qui ne croyait ni au Ciel ni à l’Enfer. L’homme de Dieu n’avait jamais été bégueule avec son voisin qui le fournissait en vin de messe. Mais ni son eau bénite, ni trois Pater et deux Ave ne résolurent le problème. Dame mule ne consentait qu’à marcher en reculant.
Heureusement, Le Cers vint à chanter dans la cheminée du vieux Joseph. A cette époque, les vignerons entendaient tout ce qui provenait de la nature et du temps.
"Demande-lui tout simplement pourquoi agit-elle de la sorte", lui dit le vent du Nord. Le vieux Joseph écouta son cœur et causa gentiment avec sa vieille mule dans la langue des troubadours.
L’animal entretint ainsi son vieux maître : "Je suis bougrement plus âgée que toi et tu m’attelles tous les jours à une foutue charrette qui m’épuise. Je voudrai te voir à ma place. Je te crierai dessus comme si tu étais sourde tel un vieux pot. Macarel, nous sommes à l’ère du moteur et plus à celui de la paille dans les sabots. Je voudrai connaître un autre monde à la fin, que m'escagasser l'échine sur le Chemin des vignes. "
Le vieux Joseph ne se le fit pas dire deux fois. Il acheta une mobylette de rencontre qui roulait à la vitesse d'un escargot mais qui pétaradait du tonnerre de Dieu, derrière lui, sa mule trottinant. Au passage, ils ne manquaient pas de passer devant la gendarmerie. Là, le braiment de l'une et un engin pétaradant à ne plus s'entendre agacèrent passablement les pandores à l'intérieur. Puis, sur le Chemin des vignes, sur sa vieille pétrolette, le vieux Joseph jurait en occitan comme s'il était toujours charretier. Ce qui amusait drôlement les enfants et sa vieille amie.
Mais un jour, Joseph, sentant son heure venue, céda sa vieille mule à un cirque pour qu'une bête d'un tel talent connaisse d'autres belles aventures.
Ce petit cirque installait ses quartiers d’hiver, chaque année, dans le village. Il en fit une artiste renommée sous son chapiteau jusqu’à la fin de sa vie. Et au paradis, elle marche à reculons et jure en occitan tel un charretier, ce qui fait mourir rire le bon Dieu et tous ses saints.
Si vous passez par Port-la-Nouvelle, vous entendrez, apportés par le Cers, descendre du ciel des rires joyeux. Une vieille mule se donne toujours en spectacle et le vieux Joseph est le monsieur Loyal dans le ciel. Un vieux cirque y a dressé sa piste aux étoiles.