Pour voir plus clair en Egypte, par Gilbert Dubant
La plume avisée de mon camarade Gilbert Dubant, fin connaisseur du monde arabe et rédacteur en chef de Mémoires Vives, le journal de l'Institut CGT d'histoire sociale d'Île-de-France. Pour la compréhension et le débat.
Égypte : ni armée ni charia, what else ?
L’article publié par le blog de Roger Colombier sous le titre « Égypte : ni l’armée ni la charia » est intéressant parce qu’il évoque un dossier chaud de politique internationale. Il représente aussi une vision très française, compassionnelle, du « Printemps arabe » et des « aspirations légitimes du peuple égyptien ».
Pour tenter de comprendre ce qui se passe en Égypte et dans les autres pays à dominante musulmane, il faut utiliser un autre logiciel que la « démocratie » électorale comme seul garant d’une vie sociale sans mort violente. Il faut aussi constater que la vie humaine n’a pas la même valeur citoyenne partout. La maîtrise d’un logiciel culturel est affaire d’éducation. Mais laïcité et pluralisme assumé sont les seuls remparts contre la sauvagerie fanatique.
L’expression « aspirations légitimes » de la population égyptienne figure deux fois dans l’article. Que signifie-t-elle ? On est réduit aux interprétations. Mener une vie décente, avec nourriture, logement et revenus corrects pour tous? Ne plus subir une corruption aussi étouffante que les embouteillages du Caire ? Sortir du clientélisme politique ? Probablement. C’est ce que les Frères Musulmans ont promis depuis leur création en 1928, avec les pétrodollars saoudiens et qataris depuis quelques années, la garantie divine en prime. Ils ont joué les « grands frères des pauvres » durant des décennies. À une condition sine qua non : souscrire à la doctrine.
Le masque de la charité
Celle-ci s’appuie sur plusieurs piliers : le panislamisme, avec la création de « khalifats » dans tous les pays à majorité musulmane ; un rejet des courants laïques; un refus de l’influence occidentale, mécréante et donc satanique ; une loi fondée sur le Coran et la charia (la voie). Pour y parvenir, le jihad (effort) peut prendre la forme d’une pratique sociale (alimentation, droits des femmes, etc) se conformant aux préceptes du Livre ou celle d’une « guerre juste ».
L’arrivée de Mohamed Morsi en 2012 est un changement de paradigme. Les charitables à masque politique pluraliste deviennent gouvernants. Leur appétit est énorme et leur incompétence totale. Aucun chapitre du Coran ne concerne la politique égyptienne. Ils vont commettre une autre erreur : faire confiance à des militaires qu’ils croient acquis, comme « l’homme fort » actuel, Abdel Fattah El-Sisi, islamiste présumé mais avant tout général.
Vive l’armée !
Comme il est dit dans l’article, l’armée égyptienne est largement subventionnée par les Etats-Unis. Le 1,3 milliard de dollars annuel ne concerne que les dépenses militaires. Les officiers supérieurs sont des cumulards. Leurs postes aux commandes de l’économie du pays permettent de s’approprier entre 30 et 40 % du PIB, qui repose principalement sur la rente du canal de Suez et une industrie touristique en net recul. Les Frères de Morsi voudraient la cagnotte ? Le casus belli est là.
Depuis la « révolution » des colonels Neguib et Nasser en 1952, l’armée a pour seul programme le maintien de l’ordre et l’enrichissement de sa caste entre deux défaites militaires. Il n’est donc pas exact d’écrire que « les islamistes s’installèrent dans la corruption et plongèrent l’économie du pays dans une récession sans fin ». Les successeurs de Nasser, Sadate et Moubarak, avaient déjà fait le job. Ils avaient également éradiqué laïcs, communistes et juifs au passage.
Où est la pétition ?
La population musulmane égyptienne considère en majorité les Coptes chrétiens comme des intrus et le laïc comme un kafir (mécréant). La « révolution » de 2011 fut-elle inspirée par une soif irrépressible de liberté ? Peut-être. Les manifestations sanglantes d’aujourd’hui témoignent paradoxalement d’un progrès de la liberté d’expression. Celle-ci prend-elle les formes que souhaite la gauche française ? La mauvaise opinion de la rue à l’égard des femmes dévoilées, des actrices de cinéma, des journalistes et auteurs de gauche, pornographes asociaux, de la consommation d’alcool, a grandi depuis Moubarak. La charia n’a pas besoin de lois organiques. Sa pratique est aussi quotidienne que le harcèlement sexuel et les opposants n’ont pas intérêt à se manifester, sous peine de lynchage public.
Quant à la « pétition signée par 20 millions de citoyens demandant la démission de Mohamed Morsi », c’est évidemment une blague. Suivant les opinions, le nombre de noms varie entre 30 millions et 500 000. Qui diable a compté les signatures et où est le document ?
Les copains d’Abdelwahab
Peut-on considérer les Etats-Unis comme le deus ex machina qui tirerait les ficelles des marionnettes El-Sisi, El-Baradei ou Morsi au gré de ses intérêts immédiats ? Oui et non. S’il est vrai que Barack Obama, le Pentagone et la NSA considèrent l’Égypte comme une position clé au Moyen Orient et y investissent, ils n’y sont pas comme à la maison. Le discours du Caire en juin 2009 n’a rien changé dans la politique américaine et l’opinion arabe, les interventions en Irak et en Afghanistan ont fait de l’Amérique le Grand Satan, et pour longtemps.
Il est vrai que le droit du travail et la lutte pour la démocratie ne sont pas les obsessions de la Maison Blanche. Mais Obama est un dangereux gauchiste à côté de ses « alliés » saoudiens ou qataris. Or, les wahabistes ont des amis en Égypte. Les salafistes d’En-Nour (La Lumière) ont réalisé 20% aux dernières élections. Pour l’instant, ils jouent profil bas. Jusqu’à quand ? Lorsque les « démocrates » qui avaient rallié Morsi pour prétendument se débarrasser de Moubarak, et qui ont rejoint comme d’habitude le côté du manche, aujourd’hui El-Sisi, auront opéré leur énième transfert vers une bonne place ? Ou lorsque les monarchies pétrolières auront nettement signifié à Washington que le monde a plusieurs capitales ?
Dieu est au cimetière
L’article de Roger Colombier a raison de souligner ces aspects. On peut cependant émettre quelques réserves sur les « aspirations légitimes du peuple égyptien à vouloir vivre mieux ». Le déroulement du scrutin de 2012 qui a mené Morsi au fauteuil de « raïs » est plus que douteux, mais le résultat est clair. Les Frères Musulmans, les salafistes d’En-Nour et leurs épigones « modérés » représentent plus des deux tiers de l’électorat égyptien. En face, les « rebelles » de Tamarod n’ont pu trouver d’autre champion que Mohamed El-Baradei, aux convictions bêlantes. En Égypte, entre armée et charia, que reste-t-il ?
Tant que le peuple ne comprendra pas que le Coran n’apporte ni abondance ni justice sociale, que l’armée égyptienne a ruiné le pays à son seul profit et que la « guerre juste » contre les mécréants européens et américains est juste une fabrique de cadavres, les morts et les misérables s’entasseront dans les mosquées et les bidonvilles du Caire, d’Alexandrie, d’Ismaïlia et d’Assouan.
Note de ma pomme: Si aucun chiffre vérifiable ne peut attester du nombre de signatures ayant demandé la démission du Frère musulman Morsi, il est indéniable que des millions d'Egyptiens sont bien descendus dans les rues pour cela. Ce qui a poussé le général El-Sissi, ministre de la Défense de Morsi et nommé par lui, de prendre publiquement partie contre les Frères Musulmans, avec toutes les raisons économiques évoquées.
Concernant ma phrase « les islamistes s’installèrent dans la corruption et plongèrent l’économie du pays dans une récession sans fin », il est évident que depuis Nasser, les dirigeants de l'Egypte, tous des militaires, n'ont pas cessé de s'enrichir, d'alimenter la corruption et l'appauvrissement de la population. Pour autant, les Frères musulmans avaient mis clairement dans leur programme politique la lutte contre l'enrichissement de la classe dirigeante, la corruption et la pauvreté, tout cela au nom de Dieu. Beaucoup d'Egyptiens y ont cru, dont beaucoup aujourd'hui se retrouvent parmi les "anti-Morsi". Mais la religion n'est-elle pas l'opium du peuple partout sur notre planète, lorsque l'homme s'y réfugie sans réfléchir pour oublier sa propre misère? Karl Marx. 1843. Critique de la philosophie du droit de Hegel.