3 mai 1843: le chemin de fer de Paris à Rouen
L'actuelle grève des cheminots contre la casse du rail public, l'aménagement d'une nouvelle gare à Mantes-la-Jolie et l'agrandissement des emprises ferroviaires dans le cadre de l'arrivée du RER E, m'incitent à reparler de la ligne Paris-Rouen inaugurée le 3 mai 1843.
L'inauguration de la ligne
Le 3 mai 1843, à 7h 45 du matin, une "machine aviso" quitte la gare de Paris-Saint-Lazare et ouvre la voie au premier train à circuler sur la ligne.
Effectivement, tiré par deux locomotives buddicom, avec principalement des journalistes à son bord, celui-ci part à 8h précises pour arriver à Rouen à 12h 50, après six arrêts dont 76 minutes uniquement pour les prises d'eau. Mantes-Station est l'un de ces arrêts. C'est aussi la gare la plus importante entre Paris et Rouen. Elle a été construite pour être tête de ligne des omnibus vers Paris ou Rouen et station d'arrêt pour tous les express. Au niveau des voies s'ouvre un buffet des plus cotés. Un triage important avec une halle couverte s'installe à gauche.
Le train officiel, dans lequel se trouvent les fils du roi Louis-Philippe, démarre lui de Paris-Saint-Lazare à 8h 15. Il est conduit par le britannique Joseph Locke, ingénieur en chef des travaux de construction de la ligne. Locomotives et wagons royaux ont été fournis par William Buddicom, industriel britannique installé à Rouen, avant de venir agrandir sa société à Sotteville-lès-Rouen.
Si, avec le chemin de fer, débute la révolution industrielle de la France, le capitalisme commence aussi à étendre sa toile.
L'entente capitaliste franco-britannique
Nombre de termes ferroviaires sont d'essence britannique: rail, tender, tunnel, wagon, ballast ou station par exemple. L'écartement des rails correspond aussi à ceux qui sont posés en Grande-Bretagne. Et si les trains circulent à gauche, la raison en est que les premiers conducteurs sont tous Anglais. Exception, l'Alsace-Moselle où la circulation s'effectue à droite comme sur nos routes, cette partie de la France étant sous domination allemande de 1870 à 1918.
Mais au-delà de la technique ferroviaire, plus importante est, dès le départ, l'entente cordiale entre les capitaux français et britanniques: les banquiers français Laffitte s'associent à des britanniques en créant la compagnie ferroviaire du Paris-Rouen. Moins que de transporter des voyageurs par le rail, la compagnie voit là une opportunité remarquable pour acheminer des marchandises. Les uns et les autres escomptent faire du profit jusqu'au Havre, puis en faisant traversant les marchandises par bateaux jusqu'en Angleterre.
On l'oublie, mais à cette époque, toutes les gares entre Paris et Rouen possèdent un triage et le premier train de marchandises circule juste après l'inauguration de la ligne. Par la Seine, il faut 15 h pour acheminer le fret en bateau à vapeur. Le train va mettre lui 4h 50. Quant au roulage par la route, il faut un temps interminable en attelage fourni pour relier la capitale de la Normandie.
Les banquiers Laffitte ne sont pas des philanthropes. Ils s'appuient donc sur la compétence britannique en matière ferroviaire, la première au monde. Par le biais d'Edouard Blount, un financier britannique installé à Paris, ils vont connaître Joseph Locke, l'un des meilleurs ingénieurs qui a dirigé des chantiers ferroviaires d'envergure outre Manche. Avec lui vont arriver sur le sol français, d'autres ingénieurs, industriels et entrepreneurs, ainsi que 5 000 ouvriers ayant déjà construit des voies ferrées pour la plupart. La sous-traitance des travaux est confiée à des entrepreneurs français, les journaliers sont aussi originaires de France.
Il faut cela pour faire du profit sur les 127 km entre Paris et Rouen, bientôt le Havre, sur la plus longue voie ferrée lancée en France à cette époque, pour franchir la Seine par des multiples ouvrages d'art et creuser des tunnels dont celui de Rolleboise (2 604m) à la pioche et à l'explosif.
Le conseil d'administration de la compagnie dénombre 7 Français sur 12. Mais avec l'arrivée de William Redd, dirigeant du chemin de fer de Londres à Southampton et un Français en moins, la parité est obtenue. Chaque administrateur a droit à "1/10 des bénéfices avec un minimum de 100 000 francs par année". Les actions sont divisés à parts égales entre la France et la Grande-Bretagne. Mais grâce aux relais d'Edouard Blount en France, les Britanniques vont accaparer la majorité des actions. Edouard Blount demeurera directeur des Chemins de l'Ouest jusqu'à sa mort en 1905, compagnie qui succède à celle du Paris-Rouen.
Des Britanniques dans l'industrie ferroviaire française
Au début, en France, rares sont les financiers et les industriels qui s'intéressent au chemin de fer. Mais rapidement, suite au succès de la ligne de Paris à Rouen et aux profits engrangés, le chemin de fer entre de plain-pied dans leur politique.
il faut dire que la réussite du britannique William Buddicom en France ne passe pas inaperçue, un exemple entre autres.
Depuis ses ateliers de Rouen, puis de Sotteville, il fournit à la compagnie machines, tenders, voitures voyageurs et wagons de marchandises. Les réparations de tout ce matériel s'effectuent dans ses ateliers: à raison de 1F,10 par kilomètre parcouru par les machines pour un "convoi de voyageurs long de 17 voitures et au-dessous, ainsi que pour tout convoi de marchandises long de 25 wagons et au-dessous"; de même, il y a un tarif pour la réparation de chaque voiture ou wagon.
En outre, il acquière des parcelles agricoles qui longent la voie ferrée. Ainsi, dans le petit village de Gassicourt, en Seine-et-Oise, voisin de Mantes-la-Jolie, va se construire dès 1856 la cité des cheminots qui va porter son nom.
En 1860, William Buddicom* vend terrains et ateliers à la Compagnie des chemins de fer de l'Ouest, empochant de ce fait une énorme plus-value. Mais lors de la Révolution de 1848, il aura à connaître la colère de ses ouvriers, dans les ateliers de Sotteville-lès-Rouen, contre leur exploitation.