Lettres de la Grande Guerre (1915-1916)
Entre cette carte postale très patriotique et les lettres des soldats à leurs proches à l'arrière, c'est le jour et la nuit malgré la censure militaire exercée.
Dès la mobilisation, tous les courriers sont soumis à un officier de l'état-major du régiment qui contrôle par sondages. Puis, à chaque étape de l'acheminement, d'autres prélèvements sont opérés. Toutes les lettres prélevées sont adressées aux autorités militaires supérieures. Par avance, sont détruites les courriers indiquant un lieu de cantonnement, une opération ou un mouvement de troupe. Et pour préserver plus encore le "secret défense", le courrier au départ du front et les lettres venues de l'arrière sont stoppées quelques jours avant de partir;
Pour le reste, l'Armée établit chaque semaine un rapport sur "le moral des troupes". Bien entendu, les lettres de nature "défaitiste" n'arivent pas plus à leurs destinataires.
Certains soldats ont utilisés de codes pour communiquer avec les leurs en contournant le contrôle postal. D’autres ont rédigé leurs courriers en breton, corse ou occitan parfois difficile à traduire pour les officiers parisiens responsables de la relecture. En outre, et toujours pour échapper à la censure, certains courrier étaient postés par des camarades en permission .
Les lettres censurées ont été détruites, sauf celles transmises au ministre de la Guerre. Mais cette censure n'atteignit pas son but, puisque, à mesure que la grogne gagne le front, les familles et les proches des soldats sont informés d'une manière ou d'une autre.
Lettres publiés par le Monde diplomatique en novembre 2001:
Lettre d’Eugène-Emmanuel Lemercier à sa mère, 22 février 1915
« Tu ne peux savoir, ma mère aimée, ce que l’homme peut faire contre l’homme. Voici cinq jours que mes souliers sont gras de cervelles humaines, que j’écrase des thorax, que je rencontre des entrailles. Les hommes mangent le peu qu’ils ont, accotés à des cadavres. Le régiment a été héroïque : nous n’avons plus d’officiers. »
(Lettres d’un soldat, Chapelot, 1916, p. 135.)
Lettre de Henri Barbusse à sa femme, 21 juin 1915
« Dans le boyau même, il y avait des cadavres qu’on ne peut retirer de là ni ensevelir (on n’a pas eu le temps jusqu’ici), et qu’on piétine en passant. L’un d’eux, qui a un masque de boue et deux trous d’yeux, laisse traîner une main qui est effilochée et à moitié détruite par les pieds des soldats qui se hâtent, en file, le long de ce boyau. On a pu le voir, le boyau étant couvert à cet endroit, on a allumé, une seconde. N’est-ce point macabre, ces morts qu’on use de la sorte comme de pauvres choses ? »
(Lettres de Henri Barbusse à sa femme, 1914-1917, Ernest Flammarion éditeur, 1937, p. 151.)
Lettre de Maurice Genevoix, 1915
« Cette guerre est ignoble : j’ai été, pendant quatre jours, souillé de terre, de sang, de cervelle. J’ai reçu à travers la figure un paquet d’entrailles, et sur la main une langue, à quoi l’arrière-gorge pendait... [...] Je suis écœuré, saoul d’horreur. »
(Citée dans Les Eparges (1923), Ceux de 14 (1949), Flammarion, 1990, p. 614.)
Lettre de Fernand Léger à Louis Poughon, 30 octobre 1916
« Les débris humains commencent à apparaître aussitôt que l’on quitte la zone où il y a encore un chemin. J’ai vu des choses excessivement curieuses. Des têtes d’hommes presque momifiées émergeant de la boue. C’est tout petit dans cette mer de terre. On croirait des enfants. Les mains surtout sont extraordinaires. Il y a des mains dont j’aurais voulu prendre la photo exacte. C’est ce qu’il y a de plus expressif. Plusieurs ont les doigts dans la bouche, les doigts sont coupés par les dents. J’avais déjà vu cela le 13 juillet en Argonne, un type qui souffre trop se bouffe les mains. Pendant près d’une heure avec des attentions de chaque minute pour ne pas me noyer (car tu n’ignores pas que de nombreux blessés meurent noyés dans les trous des 380 qui ont 3 mètres de profondeur et pleins d’eau). [...] Il faut savoir ces choses-là. »
(Fernand Léger, une correspondance de guerre, Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Hors série / archives, 1997, p. 66.)
D’un inconnu
Paroles prononcées par un pupille de l’Assistance publique, quelques secondes avant sa mort, le 22 mai 1916 :
« Ecrivez à Monsieur Mesureur que G. est mort à Verdun, qu’il est perdu dans un grand champ de bataille comme un jour il fut trouvé dans la rue. »
(La dernière lettre écrite par des soldats français tombés au champ d’honneur, 1914-1918, Flammarion, 1921, p. 129.)
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Dans un prochain article, j'évoquerai le courrier des années 1916 à 1918. L'élan patriotique de 1914 y est entièrement anéanti et la rage des soldats se mue en révolte contre les "buveurs de sang" que sont l'état-major et ceux qui "s'enrichissent par la guerre".