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Publié par Le Mantois et Partout ailleurs

Kemal Osgül, 20 ans, ouvrier du bâtiment, immigré et militant CGT, assassiné par un nervis du patronat, le 10 novembre 1984

Le cortège des camarades de travail de Kemal Osgül part de la Maison des syndicats, rue Alexandre Palombe à Mantes-la-Jolie. En tête, le drapeau rouge du bâtiment-CGT du Front populaire, pour rejoindre manifestation qui débuta du Val-Fourré.

Kurde, mais de nationalité turque, Kemal Osgül dépose une demande d'asile politique dès son arrivée en France en 1982. En Turquie, la dictature militaire opprime le pays, pourchasse, emprisonne et assassine ses opposants, en particulier la minorité kurde.

Dans le Mantois, le jeune immigré se fait embaucher à Epône, dans une entreprise du bâtiment dirigée par la famille Pirault, laquelle exploite son personnel en majorité d'origine étrangère en méconnaissant totalement le Code du travail et en lui faisant subir de perpétuels retards de salaire. Alertée en 1984, l'Union locale CGT saisit l'Inspection du travail et intente une action devant les prud'hommes. Des salariés de l'entreprise se syndiquent à la CGT, dont Kemal Osgül; un délégué syndical est nommé. Le Conseil de prud'hommes ordonne le paiement des arriérés de salaire.

Le 5 octobre 1984, l'entreprise Pirault fait la sourde oreille et les salariés se mettent en grève en occupant les locaux. Le 6 octobre, le conseiller général d'Epône tente une conciliation et le travail reprend, les ouvriers obtenant un rappel sur les retards de salaire. Mais le 9 octobre, l'entreprise cherche à déménager matériel et installations, ils réoccupent les locaux.

Les Pirault obtiennent de la Justice l'expulsion des grévistes. Mais au lieu de la faire appliquer légalement, ils lancent contre leurs salariés un bulldozer et des bombes lacrymogènes. Alerté de la tournure violente qui s'engage, le sous-préfet intervient et la police met un terme à l'agression patronale démesurée.

Le 13 octobre, négociations à la sous-préfecture avec l'entreprise, l'Union locale et les grévistes. Mais lorsque la délégation CGT sort dans la nuit du 13 au 14 octobre, un commando de nervis bloque la porte. La police intervient et raccompagne les délégués jusqu'à l'entreprise. Au cours de cette nuit, un coup de feu est tiré sur l'usine occupée. Le lendemain, lorsque les négociations reprennent, la cartouche retrouvée est remise au sous-préfet, sans que cela ne semble pas trop le préoccuper.

Le 14 octobre,  un protocole d'accord entérine un échelonnement du paiement des salaires, le maintien de l'emploi et la transformation des cdd en cdi, le respect du Code du travail et de la dignité des salariés. Le 15 octobre, un premier acompte est versé, l'occupation cesse et le travail reprend. Le 19, un second acompte est honoré. Mais le 24, la direction licencie économiquement 45 salariés dont le représentant syndical. L'inspection du travail refuse ces licenciements, les salariés se rendent alors  sur leurs chantiers respectifs et demandent à travailler.

Le 31 octobre, reniant une fois encore le protocole d'accord, l'entreprise Pirault ne verse pas le solde des salaires dus. Le 31, les salariés se remettent en grève. Du 2 au 9 novembre, l'Union locale alerte la population, les pouvoirs publics, collecte en faveur des grévistes, intente une nouvelle action devant les Prud'hommes. Le 10 novembre, les grévistes se réunissent à la maison des syndicats de Mantes. Ils décident d'une grève de la faim dans l'entreprise. L'Union locale publie un communiqué qui est adressé à l'agence France-Presse.

Les salariés rejoignent leur entreprise dans la soirée avec les responsables de l'Union locale. Tout semble calme. Mais des coups de feu sont tirés. 4 ouvriers sont blessés et transportés à l'hôpital de Mantes. Kemal Osgül, 20 ans, meurt lors de son transfert.

François Mitterrand, président de la République, va s'incliner devant le corps de Kemal Osgûl, à  l'institut médico-légal de Paris avant qu'il ne parte pour la Turquie. Pierre Beregovoy, 1er ministre socialiste,  déclare sur Europe 1 que "la Justice  doit aller vite  et être exemplaire": le fondateur de la société Pirault est relâché sans suite  judiciaire; son fils, directeur de l'entreprise, écope de trois mois de prison avec sursis;  leur vigile, inculpé d'homicide volontaire et de tentative d'homicide, est condamné à 4 ans de prison.

Plus de 20 000 personnes manifestent dans Paris. CFDT et FO ne sy 'associent pas. A Mantes, plus de 3 000 personnes, à l'appel de la CGT et du PCF dont Kemal Osgül était adhérent. Une prise de parole intervient devant le groupement des industriels de la région. Dans le Mantois, CFDT, FO, FEN, Parti socialiste, Association des travailleurs turcs de France et MRAP sont aussi présents.

Une délégation de quatre membres escorte le corps jusqu'en Anatolie orientale. A la fin des obsèques, ces quatre Français sont arrêtés par la police et interrogés durant plusieurs heures. Le journaliste du Monde, qui fait partie de cette délégation, racontera "combien l'ont impressionné les pistolets mitrailleurs pointés sur la foule au cours de l'enterrement. Dix-huit soldats encerclaient la cérémonie. Lors de l'enterrement, quatre autres soldats étaient autour du cercueil, leurs pistolets mitrailleurs pointés à hauteur d'homme."

Le journal Paris-Mantes, retraçant dans son édition la chronologie des faits, écrit: "Les deux parties s'acheminaient vers un affrontement inéluctable. C'est là où le silence des autorités du département est incompréhensible. Le préfet avait les moyens de séparer les protagonistes en fermant le siège social d'Epône et en prenant des mesures conservatoires envers le personnel. Le danger était donc réel et non pas de fausses idées de la CGT. Mais voilà, personne n'y a cru et ce choix du pourrissement est devenu tragique. Pourquoi des hommes sont-ils entrés dans un lieu dont ils savaient les dangers? Ils y sont entrés parce qu'ils avaient une idée de la liberté du travail et de la liberté tout court en France. Mais en passant le grillage, ils avaient franchi la frontière d'un autre monde: celui de la haine et de la violence."

Plusieurs fois, la stèle honorant Kemal Osgül est vandalisée au fronton de l'Union locale CGT. L'enquête policière n'a jamais abouti. En revanche, les Pirault iront faire du business hors du Mantois comme si rien ne s'était passé.

Mais depuis quand les exploiteurs ont-ils de la morale?

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