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Publié par Le Mantois et Partout ailleurs

Depuis qu'il usait ses fonds de culotte sur les bancs de l'école, Auguste ne se comptait pas parmi les élèves méritants. Certes, jusqu'à ce jour, il n'avait jamais coiffé le bonnet d'âne. Mais en récréation, plus lui plaisaient les joutes rugueuses des derniers de la classe que les jeux très policés des premiers. Dans les rues du port de La Nouvelle ou dans la garrigue environnante, il aimait aussi la castagne, au point que quelque bagarre défaufilait ses habits. Et lorsqu'il rentrait chez lui, la taloche de sa mère fusait sur sa joue plus vite qu'une bourrasque du Cers à la renverse du vent en ces Corbières maritimes.

En ce 24 décembre 1907, son bulletin scolaire n'avait pas atteint des sommets, loin s'en fallait. Auguste s'attendait donc aux réprimandes de sa génitrice. Joséphine dirigeait sa maisonnée d'une main de fer, surtout son fils unique et moins les trois soeurs de ce dernier. Lui devait absolument savoir lire et écrire en français dans ce village où l'occitan était la langue du quotidien depuis la naissance jusqu'au cimetière. Marius, le chef de famille, tenait une échoppe de menuisier et Auguste prendrait sa relève. Et dans La Nouvelle, les affaires se concluaient de plus en plus dans la langue de Paris et pas dans le patois d'ici qui crissait dans les bouches comme du gravier en rivière.

Chemin rentrant, celui qui portait tant d'espoirs songeait à son cahier de composition qu'il devait faire signer. Si en calcul, sa note dépassait largement la moyenne, en dictée elle s'enfonçait dans les profondeurs. Orthographier des mots avec toute la justesse déclamée avec vigueur par l'instituteur, quand on n'usait le français épurée des récitations qu'en classe, n'avait rien d'aisé.

 

L'année écoulée sonna la révolte du Midi contre le gouvernement de Paris. 1907 connut la fusillade assassine dans Narbonne par la troupe et des foules immenses dans tous les rassemblements pour mieux vivre de la vigne, cette monoculture méridionale richesse du Languedoc, mais aussi son malheur lorsque le vin ne se vendait plus.  La petite menuiserie de Marius Colombier dépendait du monde vigneron qui n'était pas rien dans le village de La Nouvelle. Et comme il entretenait aussi un arpent de ceps en garrigue, l'artisan, solidaire du peuple des vignes, avait pris le train pour manifester à Narbonne.

Du haut de ses neuf ans, Auguste savait que le labeur de son père peinait à nourrir toute sa maisonnée. Aussi, lui prit-il l'idée de faire plaisir à tous les siens pour ce Noël de 1907, un peu aussi pour altérer le couroux de Joséphine sur ses résultats scolaires. Il décida donc d'aller chaparder des oranges sur le port. Ce serait son présent pour toute sa famille.

Ce soir, son père placerait dans l'âtre une grosse bûche d'olivier. La garrigue en était farcie; ces arbres ne donnaient plus de fruit à cause des grandes gelées du siècle passé. Si ce bois lourd crépitait de mille étincelles, l'an nouveau serait bon. C'était-là une coutûme païenne remontant à la nuit des temps et que le curé prohibait. Mais Joséphine y rajoutait toujours une prière bien chrétienne. Et la poignée de sel balancée par son mari dans le brasier faisait le reste au grand émerveillement de tous, petits et grands.

Alors, Marius déclamerait en langue d'oc: "Que Nadal nos fague la graci de veire l'an que ven. E si nosautres sian pas mai, que nosautres fuguen pas mens!" (Que Noël nous fasse la grâce de voir l'an nouveau. Et si nous ne sommes pas plus nombreux, que nous ne soyons pas moins !)

Ensuite, on passerait à table pour le souper, l'aiga bolida -l'eau bouillie- faite de poissons, parce qu'il fallait manger maigre avant la naissance de Jésus. Derrière, on n'attendrait pas les douze coups de minuit au clocher pour avaler autant de grains de muscat. Le chef de famille en avait laissé sécher de belles grappes à la poutre du grenier. Le raisin fondrait délicieusement en bouche, gorgé de sucre et de miel. Et ce serait tout, avant d'aller se coucher. Il fallait économiser le pétrole de la lampe et la petite dernière du clan n'aurait pas tenu debout jusqu'à la messe de minuit célébrée toutefois à 10 heures du soir. Le curé de La Nouvelle tenait à ce que ses paroissiens, du moins les plus fidèles, soient un peu plus nombreux pour fêter la Nativité.

 

 Auguste s'approcha du port. La première balancelle, gorgée d'oranges espagnoles, s'était amarrée au quai. Des femmes la déchargeaient, un coussin rempli posé sur leurs têtes, pour le déverser dans des cageots à l'intérieur d'un wagon pour les bourgeois de Narbonne. Auguste pensait chaparder les fruits qui s'échapperaient. Mais un contremaître, veillant scrupleusement au grain, ne manquerait pas d'asséner une amende à l'ouvrière malhabile. De plus, le garde-champêtre, le secondant, écartait tout le monde pour prévenir le moindre larcin.

 

Dépité, Auguste déserta l'endroit et fila le long du quai, l'air mauvais. Il tomba sur le père de Marie-Jeanne, Jean-François, qui se disait cultivateur après avoir été marin-pêcheur. Mais celui-ci était plutôt connu pour faire vivre les siens de bric et de broc. D'ailleurs, sa fille était une sauvageonne à son image. Elle courait la garrigue et les vignes de la plage pour glaner fruits et baies sauvages que son géniteur vendrait aux quatre coins des rues. On disait même qu'elle savait piéger le ragondin. Jean-François l'avait élevée comme le fils qu'il n'avait jamais eu Et Marie-Jeanne était née 12 ans après la dernière de ses soeurs. Auguste n'avait jamais adressé la parole à ce garçon manqué de deux ans son aîné. En Languedoc, dès sa naissance, en fonction de son sexe, chacun devait garder son rang dans la société.

 

Depuis la cale d'un chantier maritime, Jean-François repêchait tranquillement, à l'aide d'un salabre, cette grande épuisette pour racler le littoral, les oranges roulant au fil de l'eau vers la mer, au bord des moellons du quai. Il en avait rempli un plein cabas et sa moustache sourit devant ce garçonnet aux yeux arrondis d'envie mais qui se taisait.

Auguste rapporta six belles oranges à sa mère. Il prétendit que ce fut parce qu'il aida au déchargement de la balancelle. Joséphine prit les fruits pour argent comptant et le temps de la trève de Noël oublia le carnet scolaire de son galapian. Le lendemain, toute la famille se ravit de ce délicieux présent qu'elle dégusta pour la toute première fois. Et cela se maria fort bien avec le bonhomme en pain d'épice qu'Auguste et ses trois soeurs trouvèrent devant la cheminée où flambait toujours une bûche d'olivier.

http://afrogustomundi.files.wordpress.com/2010/12/orange-noel.jpg

A mes grands-parents Marie-Jeanne et Auguste. A mon arrière-grand-père Jean-François et à Elisa son épouse. A mes arrières-grands-parents  Joséphine et Marius.

Et à tous les coeurs de bonne volonté.

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S
si ton grand père avait de mauvaises notes en dictée , pour raconter des histoires tu as le talent du premier de la classe
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C
Bonsoir Roger,<br /> <br /> Que de belles histoires tes anciens t'ont laissé à nous raconter....c'est une chance.<br /> En tout cas, c'est vitaminé et ça fait du bien.<br /> Bonne soirée et toutes mes amitiés<br /> <br /> caro
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C
J'en fait ma quasi unique page de ce 25 décembre.<br /> superbe
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